Yeshayahou Leibowitz, “Le Prophète de la Colère”

Yeshayahou Leibowitz nait à Riga en Lettonie le 29 janvier 1903 et décède le 18 aout 1994 à Jerusalem. Il reçoit une éducation juive et part en 1919 à Bâle pour y suivre des études universitaires en philosophie et en chimie dont il obtiendra un doctorat en 1924 et un second en biochimie et médecine en 1934. Après quoi il parti en Palestine, encore sous mandat britannique, où il enseigna la chimie organique à l’Université Hébraïque de Jérusalem. Il sera nommé doyen de la chaire de chimie organique et de neurologie en 1952. Il assura également un cours d’étude juive à l’université de Haïfa. Même après sa retraite en 1973, il continua d’enseigner la philosophie à l’université hébraïque de Jérusalem.

Pourtant, Leibowitz n’est pas que connu pour son apport aux sciences et à la philosophie mais bien plus pour ses prises de positions politiques et religieuses. En effet, il sera toujours critique vis à vis de la politique et de l’armée israélienne, allant jusqu’à soutenir les objecteurs de conscience qui doivent faire leur service militaire dans les territoires arabes. Pour lui : « l’occupation détruit la moralité du conquérant », rendant de fait immorale l’occupation des territoires palestiniens. Ses prises de position politiques l’auront souvent amené à être défini comme antisioniste, accusations dont il se défendra toute sa vie, tout en réaffirmant sa foi en la légitimité du sionisme. Pour lui, le mélange de la politique et de la religion ne permet que d instrumentaliser la politique de la religion.

L’État d’Israël est le cadre constitutif de l’indépendance nationale et politique que le peuple juif avait perdue il y a deux mille ans. C’est également la définition que je donne du sionisme. Mais j’ajoute aussitôt que la création de l’État d’Israël n’a pas résolu le problème du peuple juif, ni la crise d’identité dont il souffre…

Yeshayahou Leibowitz

Il sera nommé, en 1992, pour recevoir le prix Israël, le plus prestigieux prix offert par l’état d’Israël à la personnalité ou l’organisation ayant le plus marqué l’année d’un point de vue scientifique, artistique ou culturel. Cependant, cette nomination sera le sujet d’une grande polémique, Leibowitz s’étant fait de nombreux ennemis en Israël, tant du côté religieux que laïque. Le chef du gouvernement de l’époque Yitzhak Rabbin refusera de participer à la cérémonie de remise de prix, obligeant Leibowitz à le refuser.

Au-delà de ses prises de positions politiques, Yeshayahou Leibowitz aura largement influencé la philosophie juive du 20ème et du début du 21ème siècle. Celui-ci Leibowitz se montre également fort critique face à ce qu’il nommait la pratique contemporaine du judaïsme. Non pas qu’il désire revenir à une pratique antérieure et imaginaire d’un judaïsme biblique ou historique que nous aurions perdue, mais plutôt dans la dénonciation du problème portée par l’instrumentalisation politique que subit la religion. Pour lui, la pratique des mitsvot ne peut se faire de façon à servir un but différent que celui de sa réalisation même. Il est également particulièrement opposé à la Kabbale. Selon lui, celle-ci tout comme l’instrumentalisation sont problématique car ils mettent en branle l’attachement émotionnel à la pratique. Cela s’apparente selon Leibowitz à de l’idolâtrie.

« Le culte du mur des Lamentations donne la nausée. C’est un discotel ! »

Yeshayahou Leibowitz

Photo de : Bracha L. Ettinger

Comme nous l’avons dit, Maïmonide est l’une des influences majeures de Leibowitz. Mais le lecteur avisé aura tout fait de remarquer que les considérations philosophiques et religieuses de Leibowitz laissent apparaître une autre forte influence, celle de Kant. Effectivement, Leibowitz est un philosophe rationaliste, bien qu’à l’opposé, la religion ne repose quant à elle en aucun cas sur la raison. Au contraire celle-ci doit être pratiquée sans considérer une raison à sa pratique, si ce n’est le commandement divin. Cependant, cette pratique intransigeante et non basée sur la raison semble également trouver une origine chez Kant dans sa pratique même du christianisme. De plus, cette pratique correspond tout à fait à l’impératif catégorique que l’on trouve chez Kant et dont Leibowitz est un fervent défenseur. « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». Leibowitz considère que cet impératif est un propre à la pratique désintéressée de la religion là où un impératif hypothétique sera le propre d’une religion de la demande et de la rétribution.

Comprendre cette séparation que nous propose Leibowitz est primordial dans la compréhension de son système philosophique et religieux. Traditionnellement, le judaïsme envisage le divin de façon transcendante (à la différence de Spinoza pour qui Dieu est cause immanente du monde). Le terme Kadosh, traduit la plupart du temps par « sacré / saint », est centrale dans cette compréhension. Au-delà de sa traduction, ce terme est notamment utilisé pour désigner la séparation qu’il existe entre Dieu et le monde physique. Cette séparation est forte, rien de présent dans le monde physique ne saurait devenir Kadosh sous le coup d’un désir ou d’un choix humain. Ainsi, la pratique de la mistva, émanant directement du Kadosh, est la seule chose digne de respect religieux, selon Leibowitch.

“Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisse vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle”

Emmanuel Kant

Nous constatons ici une façon très rigoriste de la pratique de la religion qui est néanmoins difficile à lier avec les mouvements religieux orthodoxes. C’est pourtant bien dans ce rigorisme que l’on peut retrouver la forte influence de Kant. En tant qu’humain, nous faisons partie du monde et de la nature. De nous, ne peut naître que la subjectivité, produite par le milieu, la culture, etc,… Si notre pratique religieuse se basait uniquement sur nos valeurs, celle-ci ne pourrait prétendre à l’universalisme induite par la pratique des mitsvot.

Leibowitz refuse le fait de lier l’éthique à la religion. Encore une fois, il désire séparer catégoriquement l’immanent du transcendant. Il ne critique pas directement les valeurs induites par l’éthique, qu’elles trouvent leurs origines au sein de la religion ou de l’organisation humaines. Mais il désire que chacun comprennent que celles-ci sont effectivement différentes. Leibowitz ne nous invite pas à arrêter d’être des personnes touchées par la douleur et la tristesse du monde, désireuses de produire de bonnes actions pour tenter d’entériner le mal. Mais pour Leibowitz il ne s’agit simplement pas d’une posture religieuse.

Yonathan Kreisman

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