2023 marque les 120 ans de la naissance de Georges Simenon (1903-1989), le romancier de langue française le plus vendu, traduit et adapté du 20e siècle. Liège, lui rend hommage avec le Printemps Simenon et deux expositions.
Au Grand Curtius, « Images d’un monde en crise » révèle les talents de photographe de l’illustre liégeois. Benoît Denis, directeur du Centre d’Études Georges Simenon et commissaire de cette exposition explique : « De 1931 à 1935, Georges Simenon voyage à travers le monde et en rapporte des reportages, des romans et aussi des milliers de photographies, souvent de très grande qualité. Nous en présentons une sélection, au gré d’un parcours qui questionne les rapports entre ces images et le travail d’écriture de Simenon.» Selon Denis, ces photos montrent Simenon immergé dans son époque et « observateur de l’Histoire en marche ». Il fixe sur la pellicule les images d’un monde qui va disparaître dans la Seconde Guerre mondiale et prépare son œuvre romanesque d’après-guerre, se lançant « à la recherche de l’homme nu », débarrassé de ses attributs de rang, de caste ou de race. L’exposition donne à voir plus de 150 photographies noir et blanc, accompagnées de documents d’archives et de livres du grand écrivain.
Simenon et son épouse, Régine Renchon (Tigy) possèdent un Rolleiflex et un Leica, les caméras du parfait photojournaliste. En 1928, ils visitent la France en suivant ses voies navigables et en 1931 l’hebdomadaire Vu propose à Simenon de faire un reportage à partir de ce voyage. En 1932, pour le magazine Voilà, ils voyagent en Afrique, de l’Égypte au Soudan, et à travers le Congo belge, de l’Uélé à Matadi. Les photos témoignent ensuite de l’intérêt de Simenon pour les Congolais, en particulier les enfants et les femmes. En 1933, ils traversent l’Europe en crise et Simenon photographie à Bruxelles une affiche lacérée des élections de novembre 1932, figurant une tête de mort avec un masque à gaz. Cette affiche inquiétante, produite par « le studio Rex » est un projet d’Hergé, imprimé sans son consentement par Léon Degrelle, directeur des éditions Christus Rex et chargé de la campagne électorale de l’Union catholique. Suite à cette indélicatesse, Hergé cesse tout contact avec Degrelle qui, en 1935, avec le « coup de Courtrai » se sépare du parti catholique et fonde son propre parti. Les photos de Simenon à Vilnius qui fait alors partie de la Pologne montrent des enfants et des boutiques juives. La misère de la vie juive y capte le regard du reporter, à la recherche de « peuples qui ont faim ». Après la Bulgarie et la Roumanie, Simenon est en Turquie où il interviewe Trotski. Son séjour en URSS, à Odessa et en Géorgie, est étroitement surveillé par les autorités et ses images de marché ou de jeux sur la plage, ne montrent pas l’Ukraine dévastée par l’Holodomor. Après son reportage « Mare Nostrum ou la Méditerranée en goëlette » (1934) vient le « Tour du monde en 155 jours » (1935): New York, Panama, les Galapagos, l’Océanie… images nostalgiques de « paradis perdus ». Un portrait pris par Tigy montre Simenon coiffé d’un collier de tiaré lors de leur arrivée à Tahiti. Classées pour la plupart dans six albums, toutes ces images correspondent au temps de ses « apprentissages » où Simenon recherche « l’homme nu », débarrassé de ses attributs sociaux ou culturels, « un homme primordial » dont il collectionne les visages.
Aux Fonds patrimoniaux, « Simenon, du roman dur à la bande dessinée » présente des planches de trois albums publiés cette année par Dargaud : la biopic « Simenon l’Ostrogoth », ainsi que « Le Passager du Polarlys » et « La Neige était sale », adaptations graphiques de romans durs. Selon John Simenon, son père qualifiait ces romans de « durs », car ils étaient « durs à écrire », comparés aux Maigret. Une sélection d’affiches et documents témoignent de la diversité de production de Simenon et de ses liens à sa ville natale. On y trouve notamment de grandes reliures du quotidien qui publie ses premiers articles : La Gazette de Liège.
Devenu à 16 ans reporter de ce journal catholique, « le petit Sim » y publie en 1921 une série de 17 articles « Le péril juif » dénonçant le rôle dominant des Juifs qui, de la haute finance à la Société des Nations, corrompent les nations par l’or et la démagogie pour instaurer leur domination universelle, alliés aux anglo-saxons protestants et à la maçonnerie ! Dans son excellente biographie de Simenon, Pierre Assouline analyse l’antisémitisme véhément de ces articles dont il cite quelques phrases infamantes : « les Juifs, s’ils ne furent pas les auteurs de la guerre [14-18], en furent les vrais profiteurs »… « les Juifs dans leur rage de destruction et aussi dans leur soif de gain, ont enfanté le bolchevisme ». Sim incite les lecteurs à réagir face « la pieuvre juive » qui « étend ses tentacules » dans toutes les sphères de la société ! « Le péril juif » de Simenon, fruit de l’antijudaisme catholique, s’inspire surtout des « Protocoles des Sages de Sion », faux célèbre inventé par la police tsariste et massivement diffusé après la révolution russe. La sortie de l’édition française des Protocoles incite Joseph Demarteau, directeur de La Gazette de Liège, à charger Sim d’écrire « Le péril juif ». Que sait Sim des Juifs ? Dans une lettre de 1985 au journaliste Jean-Christophe Camus, auteur de « Simenon avant Simenon », l’écrivain affirme que les ses « deux ou trois articles » « sur les Sages de Sion » « ne reflètent nullement ma pensée d’alors ni d’aujourd’hui. C’était une commande et j’étais bien obligé de l’accomplir ». Il ajoute qu’à l’époque plus de la moitié des locataires polonais et russes de sa mère étaient des Juifs avec qui il s’entendait parfaitement. Et de conclure : « Toute ma vie, j’ai eu des amis juifs, y compris le plus intime de tous, Pierre Lazareff. Je ne suis donc nullement antisémite comme ces articles de commande pourraient le laisser penser. ». Assouline souscrit à la thèse d’une commande de Demarteau, mais note la force de conviction des articles : Sim adhère à l’antisémitisme de son patron ! Il prétend devoir lui obéir alors que sa personnalité rebelle l’incite déjà à « ruer dans les brancards » dans ses « billets d’humeur » que publie La Gazette. Assouline analyse ensuite la représentation du Juif dans une série romans de Simenon et conclut que dans sa perception du Juif, le romancier en reste aux stéréotypes de sa jeunesse, confirmés par sa fréquentation du quartier juif du Marais lorsqu’il s’installe à Paris dans les années 1920 et vit place des Vosges. Certes, Simenon a des amis juifs à Paris, tels Lazareff (directeur de rédaction du journal Paris-Soir), le peintre Moïse Kisling ou le journaliste Ilya Ehrenbourg. En mai 1940, chargé de l’accueil des réfugiés belges à La Rochelle, Simenon refuse d’abord de s’occuper de diamantaires juifs parce-qu’ils ne sont pas citoyens belges !. Sous l’occupation, il devient l’écrivain le plus adapté au cinéma et négocie avec la Continental, société française de production de films, créée à l’instigation de Goebbels. Ironiquement, Simenon est l’objet d’une enquête du Commissariat général aux questions juives qui le soupçonne d’être « Simon », juif de Belgique! Brièvement inquiété à la Libération, le romancier part au Canada, puis s’établit aux États-Unis. Son frère Christian, rexiste, impliqué dans la tuerie de Courcelles en août 44, condamné à mort en Belgique, s’engage dans la Légion étrangère et meurt en Indochine (1947). Simenon se dira pourtant choqué par l’antisémitisme américain durant son voyage sur la côte Est en 1946 et le Maccarthysme le fera renoncer à devenir citoyen américain. Assouline caractérise l’illustre auteur liégeois comme « un farouche individualiste qui n’a de cesse de fuir l’histoire » !
Examinant la représentation du Juif dans une bonne partie des Maigret parus de 1931 à 1940, Thérèse Malachy, de l’université Hébraïque de Jérusalem, confirme l’analyse d’Assouline : « la xénophobie et le racisme de Maigret s’emballent littéralement vis-à-vis des Juifs ». Après la guerre, les adaptations au cinéma et à la TV des romans de Maigret
seront systématiquement expurgées de leurs traits antisémites : « Beaucoup de fervents admirateurs de Georges Simenon n’auront peut-être jamais lu ses romans. En revanche, ils auront pu apprécier les séries télévisées, et dépolluées des Maigret (magistralement interprétés par Bruno Crémer), qui soulignent les dons d’écriture indiscutables de l’auteur ».
Roland Baumann
Expositions Simenon à Liège
-Musée Grand Curtius, Féronstrée 136
Jusqu’au 27 août 2023, lundi- dimanche 10-18h (fermé mardi)
-Fonds Patrimoniaux, Ilot St Georges
Jusqu’au 12 mai 2023, lundi-vendredi 10h30 à 17h – fonds.patrimoniaux@liege.be
www.lesmuseesdeliege.be
Pour en xavoir plus :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Georges_Simenon
https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Protocoles_des_Sages_de_Sion
https://fr.wikipedia.org/wiki/Continental_Films
https://fr.wikipedia.org/wiki/Tuerie_de_Courcelles
Pierre Assouline, « Simenon », Julliard, 1992 (en particulier p. 48-61 analyse du « Péril juif » et de la représentation du Juif dans ses romans)
Thérèse Malachy, Le commissaire Maigret de Georges Simenon et « les Autres », revue « Théâtres du Monde » 2017, n°27, p. 217-222 (numéro téléchargeable) https://www.theatresdumonde.com/wp-content/uploads/2021/04/TDM27.pdf
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L’antisémitisme de Georges Simenon: la face sombre de l’auteur de Maigret – Le décryptage de l’info
L’antisémitisme de Georges Simenon : la face sombre de l’auteur de Maigret