Camille Pissarro (1830-1903), Matinée de juin, Pontoise, 1873
Huile sur toile 55 x 91 cm inv. 2539
Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle Karlsruhe © Photo Staatliche Kunsthalle
Le 15 avril 1874, dans les anciens ateliers du photographe Nadar, boulevard des Capucines à Paris, s’ ouvre la première exposition « impressionniste », organisée par un groupe d’artistes novateurs dont l’esthétique bouleversera l’histoire de l’art, parmi eux un peintre juif, Camille Pissarro.
Pour fêter le 150ème anniversaire de la naissance de l’impressionnisme, les musées français organisent une importante programmation, à commencer par le musée d’Orsay, où l’exposition « Paris 1874 : inventer l’impressionnisme », montre des chefs-d’œuvre figurant à l’exposition de 1874 et aussi des peintures et sculptures d’artistes qui, la même année, dominaient la scène artistique officielle du Salon. Ce musée propose aussi « Un Soir avec les impressionnistes », expérience en réalité virtuelle qui plonge le visiteur dans la soirée d’inauguration de l’exposition de 1874, puis l’emmène sur des hauts-lieux de l’impressionnisme, dont la chambre d’hôtel au Havre, où Monet peint « Impression, soleil levant ». Événement majeur des 150 ans de l’impressionnisme, « Peindre la nature » au Muba Eugène Leroy, musée des beaux-arts de Tourcoing, expose 58 chefs-d’oeuvre du musée d’Orsay. Des toiles de Camille Pissarro tiennent une place centrale dans cette captivante exposition sur la révolution de la peinture de paysage au XIXe siècle. Présent aux huit expositions impressionnistes de 1874 à 1886, Pissarro est « le père de l’impressionnisme ».
Jacob Abraham Camille Pissarro (1830-1903) est né sur l’île de Saint-Thomas, aux Antilles danoises, dans une famille de commerçants, d’origine marrane. En 1852, il part pour Caracas, avec Fritz Melbye, artiste danois et ami du peintre de paysage Camille Corot qui sera le professeur de Camille lorsqu’il émigre à Paris (1855). Pissarro y fréquente l’École des beaux-arts, découvre l’art de Delacroix, Courbet, Daubigny. Millet… Fasciné par la représentation réaliste de vues champêtres, il séjourne à Pontoise (1866-1869), y produisant quantité de peintures, dessins et gravures de paysages.
Début 1869, Pissarro s’installe avec sa famille à Louveciennes, où il peint notamment de superbes paysages de neige. Exilé à Londres pendant la guerre franco-prussienne, il découvre son atelier de Louveciennes dévasté par les Prussiens qui ont détruit la plupart de ses toiles. La famille Pissarro déménage ensuite à Pontoise où Camille développe sa technique picturale impressionniste : palette plus claire, plus lumineuse et une touche plus délicate. Il faut peindre vite, en plein air, « sur le motif », porter un regard neuf sur le monde, être sensible à l’infinie diversité de couleurs et d’atmosphères de paysages ruraux proches de Paris, bouleversés par l’urbanisation et l’industrialisation. Pissarro aime peindre les travaux agricoles et la vie paysanne, mais est un peintre de la vie moderne, comme en témoigne, par exemple, La Seine à Port-Marly, le lavoir (1872) : le panache de fumée qui s’élève dans le ciel provient de la cheminée d’une usine à papier. Adossée à un arbre, une laveuse s‘est détachée de ses compagnes au travail sous l’auvent du bateau-lavoir qui flotte sur le bord du fleuve dont le cours sinueux traverse ce paysage industrialisé. Dans toute son œuvre, Pissarro représente avec empathie le monde du travail, en particulier les travaux des femmes, dont il peint ici l’environnement champêtre avec réalisme. En avril 1874, Pissarro participe à la première exposition impressionniste, avec cinq toiles, dont Matinée de juin (1873) et le Jardin de la ville (1874), peintes à Pontoise et montrées actuellement dans l’exposition Paris 1874 du musée d’Orsay. Figure « pivot » du groupe impressionniste, Pissarro sera aussi une figure paternelle pour les grands postimpressionnistes : Seurat, Gauguin, van Gogh et Cézanne. Novateur et à l’écoute des jeunes artistes, il sera peintre « pointilliste » de 1884 à 1888.
En 1883, Pissarro visite Rouen pour y vendre ses tableaux et fasciné par la vie industrielle de la ville y exécute une première série de paysages urbains. Début 1884, les Pissarro quittent Pontoise pour Éragny-sur-Epte, près de Gisors. Camille y invitera Monet, Cézanne, Van Gogh, Gauguin. En 1892, avec l’aide financière de Monet, qui est le parrain de son fils et vit à Giverny, Pissarro achète la maison qu’il louait. En juin 1894, il s’exile brièvement en Belgique : sympathisant des théories anarchistes, Pissarro figure en effet parmi les suspects après une vague d’attentats anarchistes. À partir de 1896, il peint des séries de paysages urbains, d’abord à Rouen et Paris, plus tard au Havre et Dieppe. Ses affections oculaires lui interdisant le travail en extérieur, il peint du haut de sa chambre d’hôtel. La Seine et le Louvre (1903), vue depuis une fenêtre de l’île de la Cité nous montre le square du Vert-Galant et les toits du Louvre émerger de la brume hivernale. L’atmosphère teintée de gris, de beige, de rose et de bleu met l’accent sur les effets de lumière à la surface de la Seine. Pissarro s’acharne à saisir sur sa toile l’impalpable et l’éphémère comme il le déclare à son ami, le marchand d’art Paul Durand-Ruel : « Vous savez que les motifs sont pour moi tout à fait secondaires. Je m’intéresse davantage à l’atmosphère et à ses effets ». Les paysages urbains des peintures sérielles auxquelles Pissarro consacre dès lors son œuvre réaffirment ses talents prodigieux de peintre de la vie moderne. En 1903, à l’invitation d’un collectionneur, il peint plusieurs séries sur l’avant-port du Havre. La commission d’achat du musée du Havre, lui achète deux de ces toiles, première transaction que l’artiste négocie directement avec un musée ! Camille Pissarro décède le 13 novembre 1903. Aujourd’hui encore, l’oeuvre prolifique de ce « père de l’impressionnisme » reste à découvrir, notamment dans ses rapports à l’histoire culturelle du judaïsme moderne. Parmi les œuvres des collections permanentes du Muba montrées à l’occasion de cette remarquable exposition de paysages impressionnistes du musée d’Orsay, citons Atombombe (2021) de Miriam Cahn, artiste juive de Suisse dont cette grande aquarelle témoigne de l’oeuvre engagée, dénonçant les conflits contemporains.
À La Piscine de Roubaix, « Les enfants impressionnistes du musée d’Orsay », réunit entre-autres la Petite danseuse de quatorze ans (1878-1881), sculpture de Degas et la Bergère ou Jeune fille à la baguette de Pissarro (1881), des chefs-d’oeuvre dont la confrontation peut évoquer l’amitié des deux artistes mais aussi leur brouille durant l’affaire Dreyfus, lorsque Degas manifeste son antisémitisme… Cette toile de Pissarro provient d’un legs fait au Louvre en 1911 par Isaac de Camondo. Banquier, musicien, mécène et collectionneur d’art, issu d’une famille séfarade installée à Venise, puis à Constantinople, Isaac de Camondo arrive à Paris en 1869, avec son père, Abraham Salomon, et son oncle Nissim. Il y développe les affaires de la banque Camondo et dirige ensuite plusieurs sociétés, dont la Banque de Paris et des Pays-Bas, la Compagnie générale du gaz et la Compagnie des Chemin de fer andalous. Il joue un rôle de premier plan comme collectionneur de l’impressionnisme, achetant des oeuvres de Manet, Monet, Degas, Sisley, Pissarro… Isaac de Camondo offre ses vastes collections au musée du Louvre. Le musée d’Orsay conserve aujourd’hui sa collection de tableaux impressionnistes.
La Piscine expose également « Compagnons d’une vie », donation de la remarquable collection de toiles et œuvres graphiques constituée par Chantal et Pierre Georgel, dans laquelle figurent notamment des œuvres d’artistes juifs : Pierre Alechinsky, Bruce Nauman, Avigdor Arikha et Árpád Szenes. Issu d’une famille de la bourgeoise juive hongroise à Pest, Árpád Szenes (alias Schlesinger) passe de l’expressionnisme au surréalisme et à l’abstraction lyrique. Il épouse la peintre portugaise Maria Helena Vieira da Silva. Le musée de la Fundação Arpad Szenes – Vieira da Silva. à Lisbonne conserve l’oeuvre de ce célèbre couple d’artistes, amis des Georgel, tout comme l’était Avigdor Arikha. Peintre, graveur et historien de l’art, survivant de la Shoah en Roumanie, spécialiste du « portrait sur le vif », Arikha ne travaillait qu’en lumière naturelle et peignait chacune de ses œuvres en une seule journée, sans croquis préparatoires. Dans sa conférence au MAHJ le 6 juin prochain, Jean Clair honorera la mémoire de cet artiste franco-israélien, portraitiste et paysagiste remarquable, comme en témoignent ses œuvres offertes aux Georgel et exposées à La Piscine de Roubaix.
Roland Baumann
Expositions et conférence
« Les enfants impressionnistes du musée d’Orsay », et « Compagnons d’une vie : une donation à La Piscine » jusqu’au 26 mai 2024
La Piscine, rue des Champs 24, 59100 Roubaix
Mardi-jeudi 11-18h, vendredi 11-20h, samedi et dimanche 13-18h
« Peindre la nature. Paysages impressionnistes du musée d’Orsay » jusqu’au 24 juin 2024
Muba Eugène Leroy, rue Paul Doumer 2, 59200 Tourcoing
Semaine (sauf mardi) 11-18h, weekend 13-19h
« Paris 1874 : inventer l’impressionnisme », jusqu’au 14 juillet 2024
Musée d’Orsay, Esplanade Valéry Giscard d’Estaing, 75007 Paris
Mardi-dimanche 9h30-18h (jeudi jusqu’à 21h45)
« Avigdor Arikha. Le portrait sur le vif » : conférence de Jean Clair le 6 juin 2024, 12h30-14h, Musée d’art et d’histoire du judaïsme (MAHJ)
https://www.mahj.org/fr/programme/avigdor-arikha-le-portrait-sur-le-vif-30797
Pour en savoir plus
https://fr.wikipedia.org/wiki/Impressionnisme
https://fr.wikipedia.org/wiki/Camille_Pissarro
https://fr.wikipedia.org/wiki/Fritz_Melbye
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Baptiste_Camille_Corot
https://fr.wikipedia.org/wiki/Lavandière (petite histoire des laveuses et lavandières)
Les toiles de Pissarro montrées à l’exposition « impressionniste » d’avril 1874 : https://www.impressionism.nl/pissarro-1874-expo/
https://fr.wikipedia.org/wiki/Pointillisme
https://fr.wikipedia.org/wiki/Postimpressionnisme
https://fr.wikipedia.org/wiki/Miriam_Cahn
https://fr.wikipedia.org/wiki/Isaac_de_Camondo
https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Alechinsky
https://en.wikipedia.org/wiki/Árpád_Szenes (voir aussi l’article en hébreu, la version anglaise ne mentionne pas les origines juives de cet artiste…)
Musée de la Fondation Arpad Szenes -Vieira da Silva à Lisbonne https://fasvs.pt/