Affiche de l’exposition Occupiers’ Snapshots, The Assael Collection
Une exposition révèle l’histoire oubliée d’un camp de travail juif en Grèce occupée
En 1943, une entreprise privée allemande affiliée à l’Organisation Todt ouvre un chantier à Karyá, en Thessalie, afin d’aménager une voie d’évitement facilitant la circulation des convois allemands sur la ligne ferroviaire stratégique d’Athènes à Salonique. En mars et avril 43, de 300 à 500 Juifs de Salonique, sont raflés et transportés à Karyá. Travaillant dans des conditions extrêmes pour creuser une longue tranchée dans la roche montagneuse - journées de douze heures, manque de machines et d’outils, absence de soins, sous-alimentation, coups – nombre de détenus meurent d’épuisement, d’accidents, ou sont exécutés par leurs gardes. Une dizaine de ces travailleurs forcés parviennent à fuir et certains rejoignent la Résistance. En août 43 les survivants sont renvoyés à Salonique, puis déportés à Auschwitz-Birkenau.

En 2002, sur une brocante à Munich, Andreas Assael, Juif de Thessalonique, passionné d’histoire et collectionneur de documents visuels allemands sur la Grèce occupée, achète un album photo très bien conservé et légendé retraçant le séjour d’un allemand en Grèce occupée. Une partie des clichés en noir et blanc montre un chantier ferroviaire et des travailleurs sous la surveillance de gardes armés. Le plus frappant dans cet ensemble de plus de 80 clichés est la présence de détenus portant l’étoile... Dans sa recherche, Assael découvre que l’album a été réalisé par Hanns Rössler (1905-1995). Membre du NSDAP depuis 1930, cet ingénieur civil travaille durant la guerre sur plusieurs chantiers de l’Organisation Todt, notamment en Grèce. Constitué à la fois d’images touristiques (ex. l’Acropole à Athènes), de vues techniques, de photos de groupes posés, et de scènes de travail, l’album Rössler est le seul ensemble visuel connu à ce jour documentant un camp de travail juif en Grèce occupée. Assael compare Karyá au camp de Mauthausen, tant les conditions de travail y étaient atroces. Un camp de la mort oublié : peu de survivants et donc de témoins. De plus, ce chantier était dirigé par une entreprise privée dont peu d’archives subsistent et qui fut blanchie après guerre, pendant la reconstruction de l’Allemagne. Au cours de son enquête, Assael recueille les témoignages des rares survivants ou de leurs descendants, ainsi que d’une poignée de témoins locaux, tel le chef de la gare de Karyá. En 2017, il contacte le consulat d’Allemagne à Thessalonique pour faire connaître ce chapitre méconnu de l’histoire de la Shoah en Grèce. Effectuées en partenariat avec l’Université d’Osnabrück et l’Université Aristote de Thessalonique, des recherches de terrain et d’archives permettent de reconstituer avec précision l’histoire et la topographie du chantier de Karyá, comparant les photos de Rössler à des vues actuelles du site.

Les photographies de l’album Rössler, sont le cœur de l’exposition itinérante trilingue (grec, allemand, anglais) « Karyá 1943 – Travail forcé et Shoah », inaugurée en 2024 à Athènes et Berlin, puis montrée à Thessalonique. Fruit d’une coopération entre institutions grecques et allemandes, le Musée juif de Grèce à Athènes, le Musée juif de Thessalonique, le Centre de documentation sur le travail forcé nazi, ainsi que la Fondation du Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe de Berlin, l’exposition retrace l’histoire du chantier et décrit sa topographie. Une version numérisée de l’entièreté de l’album Rössler est consultable dans l’exposition – qu’accompagne par ailleurs le site www.karya1943.eu. En octobre 2024, à l’inauguration de l’exposition à Athènes, Assael présente son livre Στα κάτεργα του θανάτου (« Dans les camps de la mort »), relatant cette partie méconnue de la Shoah en Grèce. Illustré de plus de 350 images, cet ouvrage historique sera aussi publié en anglais. Grâce au travail de mémoire d’Andreas Assael, le site de la gare de Karyá vient d’obtenir du Ministère de la Culture grec le statut de lieu historique protégé.

L’exposition à Thessalonique, s’est terminée le 30 juin dernier au Musée du Folklore et d’Ethnologie de Macédoine-Thrace (ancienne Villa Modiano, un lieu de mémoire juive) et au musée juif de la ville. Au musée juif, elle se complétait d’une seconde exposition de photos de la collection Assael : Occupiers’ Snapshots 1941-1944. Ouverte jusqu’au 31 août, cette deuxième exposition montre des clichés allemands inédits de Thessalonique, documentant en particulier la rafle de la place Eleftherias, « samedi noir » du 11 juillet 1942 où des milliers de Juifs sont rassemblés et forcés d’exécuter des exercices de « gymnastique » par leurs bourreaux. Comme pour l’album Rössler, c’est par chance que lors d’une brocante à Chemnitz Assael découvre une boîte à chaussures contenant les photos de Werner Range, un musicien militaire allemand caserné à Salonique : « Sur la première photo que j’ai tiré de la boîte, j’ai reconnu mon propre père au premier rang des victimes du ‘samedi noir’, ce jour de sévices et de terreur organisé par les allemands et leurs collaborateurs grecs ». « Instantanés des occupants » montre les images inédites de quatre auteurs, tous clairement identifiés. Outre les clichés de Range, on y voit les photos d’une infirmière, employée à l’hôpital militaire voisin du ghetto Baron de Hirsch et de la gare d’où partent les transports vers Auschwitz à partir de mars 1943, les images d’un nazi viennois affecté à l’état-major de l’armée d’occupation, et enfin les tirages professionnels d’un photo-reporter d’une compagnie militaire de propagande. L’exposition souligne le rôle actif de ces « photo amateurs nazis » dans la production d’images de l’occupation et, par conséquent, leur participation active à la machine d’oppression. Leur vision n’est jamais neutre lorsqu’ils photographient leur quotidien. Témoins des brutalités envers la population locale et surtout des sévices visant les Juifs, ces « conquérants » immortalisent certains événements tragiques, comme la grande famine qui frappe la ville l’hiver 1941-1942 et la rafle de la place Eleftherias.

La démarche d’Andreas Assael s’inscrit dans un engagement personnel : son père, ses deux tantes et ses grands-parents ont survécu à la Shoah, à Thessalonique, cachés par des amis chrétiens, un sauvetage rarissime dans l’ancienne « Jérusalem des Balkans ». Depuis plus de 40 ans, Assael recherche et analyse ces images nazies. Il précise : « Pendant mes études d’ingénieur en Allemagne dans les années 1980, j’ai commencé à collectionner tout ce que je pouvais trouver de photographies prises par les allemands en Grèce occupée, et en particulier de ma ville natale. Je suis ainsi parvenu à rassembler plus de deux cents albums photos, les collectionnant à une époque où ces archives photographiques n’intéressaient pas grand monde. Aujourd’hui, de tels albums ont disparu : le plus souvent ceux qui en découvrent dans un grenier les démembrent pour en vendre les images une par une sur internet ! » Depuis son ouverture en décembre 2024, au musée juif, l’exposition « Instantanés des occupants » suscite l’intérêt du public et du monde universitaire. Pour de nombreux visiteurs locaux, les images exposées, prises dans leur ville, leurs quartiers, leurs places, provoquent un choc visuel immédiat. Le lien entre les lieux familiers et les scènes de l’occupation, souvent occultées dans le récit national, opère comme une forme de retour du refoulé. Un travail d’histoire publique, né du travail de mémoire d’Andreas Assael et de sa passion de collectionneur, mais prolongé par des institutions, des chercheurs, et un public curieux d’en savoir plus sur le passé local.
Roland Baumann

Pour en savoir plus
Exposition « Karyá 1943 – Travail forcé et Shoah » : voir le site https://karya1943.eu/ (version anglaise : https://karya1943.eu/en/karya-1943-en/); de prochaines expositions sont prévues en Grèce et en Allemagne
Exposition « Instantanés des occupants 1941-1944. La collection Assael », jusqu’au 31 août 2025
Musée juif de Thessalonique, rue Agiou Mina 11 – 546 46 Thessalonique
Lu-Ve: 09:00-14:00 (Me 09:00-14:00 & 17:00-20:00) ; dimanche:10:00-14:00
http://www.jmth.gr/article-16122024-snapshots-of-the-conquerors-1941-1944-the-assael-collection
Concernant le classement du site de la gare de Karyá par le ministère de la culture : Greekreporter.com/2025/07/03/greece-karia-railway-station-hidden-holocaust-history/
https://fr.wikipedia.org/wiki/Shoah_en_Grèce
https://fr.wikipedia.org/wiki/Rafle_de_la_place_Eleftherías_en_1942