Essen : industries, art moderne et mémoires juives

La grande salle de l’Ancienne Synagogue de Essen et le sanctuaire de l’Arche reconstruit

Capitale européenne de la culture en 2010, Essen est un haut-lieu de l’art moderne et de l’histoire juive allemande.

À la fin du 16e siècle, de nombreuses mines de charbon sont en exploitation à Essen, grand centre de production d’armes. Avec la révolution industrielle, Essen devient l’un des plus importants centres charbonniers et sidérurgiques d’Allemagne. En 1811, Friedrich Krupp y fonde la première usine d’acier moulé d’Allemagne. L’expansion des usines Krupp entraîne une forte croissance de la population. Lieu emblématique de cet essor industriel prodigieux, la mine de charbon du Zollverein commence ses activités en 1851. Les activités minières au Zollverein se terminent en 1986 et l’énorme complexe industriel ferme en 1993. La cokerie et la mine sont inscrites en 2001 sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. « Nature, culture, histoire » : installé dans l’ancienne usine de lavage du charbon, le Ruhr Museum confronte le visiteur au panorama fascinant de l’histoire de cette région, coeur de la puissance industrielle et militaire allemande aux 19e et 20e siècles.

ESSEN. DIE FOLKWANGSTADT : Essen est aussi une ville d’art remarquable, comme l’énonce la grande enseigne lumineuse sur l’hôtel Handelshof, en cette année du centième anniversaire de l’ouverture du musée Folkwang à Essen. Ce musée est créé à Hagen (1902) par Karl Ernst Osthaus, fils d’une famille de riches banquiers et industriels, passionné d’art moderne. L’architecture intérieure de son musée privé est l’oeuvre de Henry Van de Velde, champion de l’Art nouveau et conseiller artistique de Osthaus, qu’il incite à acheter des artistes belges : Minne, Meunier, Ensor. Osthaus contribue à la découverte de Van Gogh, des expressionnistes allemands, du Douanier Rousseau et de Kandinsky. À sa mort, la ville d’Essen acquiert sa collection et créé en 1922 un nouveau musée municipal, auquel s’ajoute vite une école (Folkwangschule für Musik, Tanz und Sprechen) que Pina Bausch rend mondialement célèbre dans l’après-1945.

En 1932, les collections d’art moderne du Folkwang sont richissimes. Résolus de purger les musées publics de « l’art dégénéré », les nazis y confisquent 1400 œuvres d’art. Certaines peintures saisies sont vendues en juin 1939 à Lucerne où la ville de Liège achète 9 chefs-d’oeuvre (Chagall, Gauguin, Kokoschka, Max Liebermann, Franz Marc, Picasso…). Installé dans de nouveaux locaux en 2010, le Folkwang, toujours réputé pour sa collection d’art expressionniste, est aussi associé à des mémoires juives locales. Le banquier Georg Simon Hirschland, collectionneur et membre de la société des musées d’Essen, soutient activement l’acquisition de la collection Osthaus et verse un million de Marks au fonds créé à cette fin par la ville. D’autres Juifs font des dons substantiels. Les deux hôtels particuliers où s’installe le musée Folkwang d’Essen, inauguré le 29 octobre 1922, sont offerts par les docteurs Hans et Karl Goldschmidt. Le premier catalogue du musée est rédigé par Agnes Waldstein, qui est juive…

La communauté juive de Essen

Les Juifs d’Essen, mentionnés dans un document de 1291, dépendent de l’abbesse, souveraine de cette principauté ecclésiastique, à laquelle ils payent une « taxe de protection ». Malgré leurs « lettres de protection », les Juifs sont expulsés d’Essen en 1349, lors de la Peste Noire, puis en 1545. Le conseil municipal autorise ensuite quelques familles à habiter la ville mais les soumet à une « ordonnance juive » très stricte (1598). La juridiction sur les Juifs de Essen est l’objet de conflits entre l’abbesse et la ville (1662-1686). Des documents d’archives mentionnent une synagogue (1683) et un cimetière (1716). Au 18e siècle, les quelques résidents juifs vivent du petit commerce et de la vente de bétail. Plusieurs médecins juifs vivent aussi à Essen. Cette petite communauté (19 familles en 1805) inaugure une synagogue dans la Weberstraße en 1808. L’intégration d’Essen à la province prussienne du Rhin stimule l’essor économique et urbain. Essen compte 750 juifs en 1869. On construit une nouvelle synagogue, de style mauresque, dans la Weberstraße (1879). L’office religieux change (prières en allemand et musique d’orgue). On consacre un nouveau cimetière à Segeroth, au nord de la ville. Classé monument historique (1985), il conserve 750 pierres tombales.

La majorité des Juifs d’Essen exercent une activité commerciale. Trois entreprises juives emblématiques confèrent à Essen sa renommée de ville commerçante : le grand magasin de textile Blum, la maison de mode Grundmann et le magasin de chaussures Samson. L’afflux des Ostjuden à partir de la fin du 19e siècle transforme la vie juive à Essen. Petits commerçants et colporteurs pauvres, leur intégration à la communauté juive libérale est difficile. Ils créent leurs propres congrégations et dans les années 1920, forment près de 30% de la population juive de la ville.

Simon Hirschland (1807-1885) est commerçant (bétail, laine, peaux, cuivre, plomb, etc.) puis prêteur d’argent. En 1841, il fonde sa banque privée et finance l’industrie houillère en plein essor. Parmi les clients de la Simon-Hirschland-Bank figurent les magnats industriels de la région, tels Alfred Krupp et Mathias Stinnes. Isaac Hirschland (1845-1912) reprend la banque privée à la mort de son père. Les besoins en capitaux de l’industrie sidérurgique et minière explosent. Surnommé « le banquier d’Essen », Isaac siège au conseil d’administration de la communauté juive et à la Chambre d’industrie et de commerce de la ville. En 1912, ses funérailles rassemblent la communauté juive et la population d’Essen. Ses fils, Georg et Kurt, lui succèdent. La Simon-Hirschland-Bank devient une banque internationale d’investissements qu’un rapport de la Gestapo, qualifie de « centre de la domination financière juive » dans la Ruhr. La famille Hirschland se réfugiera aux États-Unis et en Suisse. La Hirschlandplatz, proche de l’ancien siège de la banque Simon Hirschland, honore la mémoire de cette famille juive qui contribua tant à l’essor de Essen.

La « Nouvelle Synagogue » de Essen en carte postale (1922)

La communauté juive en pleine expansion décide de construire une nouvelle synagogue sur un terrain acheté à l’initiative d’Isaac Hirschland, à l’est du centre ville, dans le quartier Am Steeler Tor. Auteur du nouvel édifice dont on pose la première pierre le 11 juillet 1911, Edmund Körner est chrétien et architecte de la ville. Pour l’ornementation, il se fait conseiller par Salomon Samuel (1867-1942) qui s’inspire de découvertes archéologiques en Palestine pour le décor des mosaïques et vitraux, fondé sur la tradition juive. Située au centre de la ville moderne, la nouvelle synagogue de la Steeler Straße symbolise l’intégration réussie du judaïsme à la société allemande. La plus vaste synagogue au nord des Alpes, elle témoigne de la prospérité et de l’optimisme d’une communauté certaine de la pérennité de la vie juive en Allemagne. Les trois portes d’entrée de la synagogue sont ornées de médaillons à motifs juifs. Les vitraux représentent les fêtes juives. La salle de prière peut accueillir 1 400 fidèles et montre des influences de l’Art nouveau. L’édifice comporte une salle de fêtes, un jardin et en sous-sol, un oratoire et un mikvé. La maison du rabbin est construite en annexe selon les plans d’Edmund Körner.

L’inauguration de la « nouvelle synagogue », le 25 septembre 1913, est un grand événement, très médiatisé. Un livre de l’historien d’art Richard Klapheck (Die neue Synagoge in Essen a. d. Ruhr. Erbaut von Prof. Edmund Körner, Wasmuth, Berlin 1914) décrit et analyse l’architecture de cette somptueuse synagogue moderne enracinée dans la tradition. Klapheck, né à Essen et professeur à l’académie des Beaux-arts de Düsseldorf, sera démis de ses fonctions en 1933. Le premier article de cette série JMAG, cite son fils Konrad, artiste surréaliste, et son petit-fils David, porte-parole de la communauté juive de Cologne. Salomon Samuel, rabbin d’Essen de 1894 à 1932, périra à Theresienstadt. Edmund Körner, « ami des Juifs » sera frappé d’interdit professionnel par les nazis.

L’ Ancienne Synagogue d’Essen et son contexte urbain actuel 

Georg Simon Hirschland, président de la communauté juive, est à l’origine de la construction d’une « maison de la jeunesse juive » (Haus der jüdischen Jugend) conçue par l’architecte d’avant-garde Erich Mendelsohn et dédiée à la mémoire des Juifs d’Essen tués pendant la Grande Guerre. Cet édifice résolument moderne, rue de Sedan (Sedanstraße), destiné aux mouvements de la jeunesse juive avec auditorium, café, installations sportives, bibliothèque et ateliers de formation, ouvre en 1932. Occupé illégalement par la Hitlerjugend, puis restitué à ses propriétaires, il sert de centre culturel et social à toute la communauté juive. Incendié à la Nuit de Cristal, il est ensuite rasé. La nuit du 9 au 10 novembre 1938 la nouvelle synagogue est profanée et incendiée. Une photographie montre des badauds observant l’incendie. Les pompiers se contentent de protéger les édifices voisins, dont l’église catholique de la Paix. Ruine calcinée au milieu de la ville, la synagogue ne sera pas détruite par les nazis, ni par les bombes alliées. Quelque 5000 Juifs habitent Essen en 1930 et 4500 en 1933 (0,7 % de la population totale). Le 17 mai 1939, il reste 1 636 Juifs à Essen. Ils sont pour la plupart déportés en 1941-42 à Lodz, Minsk, Riga, Belzec, Theresienstadt…

La communauté d’après-guerre, composée d’une centaine de survivants de la Shoah, dont la plupart ne vivaient pas à Essen avant-guerre, aménage une salle de prière et un petit centre communautaire dans la maison du rabbin, voisine de la synagogue. La monumentale avant-cour de la synagogue est détruite pour faire place à une large voie de circulation routière. Comme toutes les villes d’Allemagne de l’Ouest alors en pleine reconstruction, Essen se repense à l’américaine, en paradis automobile! En 1953, la propriété de la synagogue est transférée à la Jewish Trust Corporation, héritière des biens juifs en déshérence dans la zone d’occupation britannique. En 1959, la communauté juive emménage dans une nouvelle synagogue et un centre communautaire, construits à l’emplacement de la Maison de la jeunesse juive disparue, dans la Sedanstraße, par les architectes Dieter Knoblauch et Heinz Heise. Inauguré le 21 octobre 1959, ce nouveau lieu de culte s’inspire de la Park Synagogue à Cleveland, d’Erich Mendelsohn, auteur des plans de la Maison de la jeunesse juive. Le complexe de bâtiments se compose d’une coque hémisphérique et de plusieurs cubes. La synagogue en forme de coupole est éclairée par des vitraux. On y entre par un édicule transversal. Elle peut accueillir 200 fidèles, comporte un mikvé et est reliée par deux ailes au bâtiment à étages du centre communautaire. Kurt Lewy (1898-1963) crée les vitraux de la coupole et les douze plaques de cuivre émaillées de l’Arche ornées des symboles des douze tribus d’Israël. Exposé au Musée Juif de Belgique en 202, le peintre Kurt Lewy, natif d’Essen, enseigne à la Folkwangschule (1929-1933), puis se réfugie à Bruxelles.

En 1990, la communauté juive d’Essen a 150 membres. Suite à l’arrivée des Juifs de l’ex-URSS elle en compte 1500 en 2004.

Du « miracle allemand » à la maison de la culture juive

En 1959, la ville d’Essen achète la synagogue en ruines et y installe un musée de design industriel, la Haus Industrieform (« Maison de la forme industrielle »). La galerie des femmes et le sanctuaire de l’Arche sont détruits. Un faux plafond dissimule la grande coupole. Dans les espaces aseptisés de ce musée de propagande industrielle, chaises, tissus et lampes modernes, témoignent du miracle économique allemand. En 1979, un incendie provoqué par un court-circuit endommage l’exposition de design. Cet accident et le changement d’attitude du public vis-à-vis de la mémoire juive incitent le conseil municipal d’Essen à en faire un mémorial et centre de documentation historique et politique. L’artiste israélien Naftali Bezem, alias Leo Weltz, né à Essen et auteur du relief mural De l’Holocauste à la Renaissance à Yad Vashem, est invité par le bourgmestre d’Essen, à participer aux débats sur la rénovation de « l’ancienne synagogue ». Il contribue à une réimpression du livre de Richard Klapheck. En 1992, le musée Folkwang consacrera une exposition à Naftali Bezem dans l’ancienne synagogue. Celle-ci devient donc un « lieu de mémoire et de commémoration » en 1980. Une première exposition sur « la résistance contre le fascisme » ne fait aucune référence à l’histoire du lieu! En 1986-1988, l’architecture intérieure est restaurée grâce au soutien financier du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Le sanctuaire de l’Arche, la galerie des femmes, le tracé des fenêtres, etc. sont reconstruits d’après des photographies anciennes. Une collection de judaica se constitue. L’exposition permanente présente l’histoire de la persécution des Juifs. En 2008, suite à une proposition de Paul Spiegel, président du Conseil central des Juifs d’Allemagne, le conseil municipal d’Essen décide de faire de l’ancienne synagogue une maison de la culture juive. L’intérieur de l’édifice est réaménagé pour augmenter les espaces d’exposition.

Les portes d’entrée en bronze

Inaugurée en 2010, l’année de la capitale européenne de la culture, la « Maison de la culture juive » organise de nombreuses activités : conférences, concerts, lectures et discussions politiques mensuelles, ateliers pour les écoles et les universités, visites guidées de l’exposition permanente interactive. Architecture, culture et religion : l’ancienne synagogue, chef-d’oeuvre d’architecture sacrée au temps de l’Art nouveau est aussi un remarquable musée du judaïsme ! La scénographie de l’exposition permanente s’intègre ingénieusement à l’architecture restaurée de l’ancien lieu de culte. Les différents sections de l’exposition, réparties entre le rez-de-chaussée et les niveaux supérieurs, présentent successivement les sources de la tradition juive, le cycle des fêtes, l’histoire de la communauté juive d’Essen, l’histoire de l’ancienne synagogue et la vie juive au quotidien. Directeur depuis 2011, l’historien suisse Uri Kaufmann précise que son musée redevient une « vraie » synagogue deux fois l’an lorsqu’il ferme ses portes au public pour accueillir la communauté juive et fêter Rosh Hashana et Kippour! La maison du rabbin attenante à la synagogue, acquise par la ville en 1959, abrite les archives d’Essen à partir de 1962. Classée monument historique (1985) et entièrement rénovée, elle accueille depuis 2011, l’Institut Salomon Ludwig Steinheim d’études juives à l’Université de Duisburg-Essen.

« Héritier des Krupp », Berthold Beitz (1913-2013) est un grand protagoniste du « miracle allemand » d’après-guerre. En 1953, Alfried Krupp von Bohlen und Halbach le nomme directeur du groupe Krupp, alors tout à fait discrédité pour son engagement total dans la machine de guerre nazie. L’entreprise renaît sous sa direction. Sous sa houlette, la fondation Krupp fait don de 55 millions d’euros pour la construction du nouveau musée Folkwang, inauguré en 2010. Le célèbre entrepreneur et mécène d’art est aussi un Juste parmi les Nations, honoré par Yad Vashem en 1973, pour avoir sauvé des centaines de Juifs alors qu’il est responsable des champs de pétrole de la Karpaten-Öl AG en Ukraine occupée. Essen lui a rendu hommage de son vivant, donnant son nom au vaste boulevard en construction qui traverse toute la ville du Nord au Sud.

Roland Baumann

Pour en savoir plus

Ruhr Museum : https://www.zollverein.de/zollverein-unesco-world-heritage-site/

Musée Folkwang : https://www.museum-folkwang.de

Banque Simon Hirschland : https://en.wikipedia.org/wiki/Simon_Hirschland_Bank

« Ancienne » synagogue de Essen

Entrée libre, ma-dimanche 10-18h ; Edmund-Körner-Platz 1, 45127 Essen.

https://www.essen.de/leben/kultur_/alte_synagoge/alte_synagoge_startseite.en.html

et https://en.wikipedia.org/wiki/Old_Synagogue_(Essen)

vidéo sur la synagogue et son exposition permanente : https://www.essen.de/leben/kultur_/alte_synagoge/alte_synagoge_startseite.de.html

photographies anciennes de la synagogue de 1913 à 2010
https://www.kultur-port.de/blog/architektur/2734-alte-synagoge-essen-haus-juedischer-kultur.html

Le livre de Richard Klapheck sur la nouvelle synagogue (téléchargeable) : https://sammlungen.ub.uni-frankfurt.de/freimann/content/pageview/658111

Salomon Samuel, premier rabbin d’Essen

https://de.wikipedia.org/wiki/Salomon_Samuel

La « nouvelle synagogue », rue de Sedan

https://de.wikipedia.org/wiki/Neue_Synagoge_(Essen)

Kurt Lewy au MJB: https://www.mjb-jmb.org/kurt-lewy-towards-abstraction/

Berthold Beitz, juste parmi les nations et « héritier des Krupp » : https://en.wikipedia.org/wiki/Berthold_Beitz

https://de.wikipedia.org/wiki/Karpathen_Öl_AG

https://de.wikipedia.org/wiki/Berthold-Beitz-Boulevard

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