Pierre tombale de Spandau: Jüdische Grabsteine im Archäologischen Fenster Zitadelle Spandau © Stadtgeschichtliches Museum Spandau, 2020
Ville industrielle incorporée en 1920 au Grand Berlin, Spandau est un haut-lieu de l’histoire juive
Attraction touristique proche de la vieille ville (Alt-Spandau), la citadelle de Spandau est une des forteresses les mieux conservées de la Renaissance en Europe. Ses origines remontent à une colonie fortifiée slave, installée au confluent de la Havel et de la Spree. En 1157, le prince Albert Ier, dit « Albert l’Ours »s’empare de la ville de Brandebourg-sur-la-Havel, acte fondateur de la Marche de Brandebourg. L’empereur germanique Frédéric Barberousse lui octroie le titre de margrave de Brandebourg. D’abord forteresse frontalière, le château de Spandau devient le siège du pouvoir princier au milieu du XVe siècle. En 1559, Joachim II Hector, prince-électeur du Brandebourg, y fait construire une grande citadelle. Fabrique de munitions au 17ème siècle, elle sera un laboratoire de recherches sur la guerre des gaz sous le nazisme. En 1955, lors des travaux de restauration du palais Renaissance de la citadelle, des ouvriers découvrent une grande pierre gravée de caractères hébraïques. Un total de 66 pierres tombales sont retrouvées, datée de 1244 à 1474. On suppose qu’elles proviennent du cimetière juif de Spandau, détruit suite au « procès pour profanation d’hosties » de 1510, qui entraîne l’expulsion des Juifs du Brandebourg. Elles constituent l’une des plus grandes collections de pierres tombales juives médiévales d’Allemagne et les plus importants vestiges du judaïsme médiéval dans la Marche de Brandebourg. La matséva de Jonas, fils de Dan (1244) et une vingtaine d’autres pierres tombales sont exposées à côté des vestiges archéologiques de la fortification slave et du Burg médiéval, dans la « fenêtre archéologique »aménagée en 2015 près de l’entrée de la citadelle.
L’origine de la communauté juive de Spandau remonte sans doute aux débuts du développement urbain dans la Marche de Brandebourg sous l’impulsion de l’archevêque de Magdebourg, Wichmann de Seeburg, qui, après 1157, fait venir entre-autres des colons de Flandre. Ville de foires, Spandau devient la communauté juive la plus importante entre Breslau et Magdebourg. La première trace écrite des Juifs de Spandau date de 1307, mais les inscriptions tombales suggèrent l’existence d’un cimetière, le Judenkiewer, au milieu du 13ème siècle. Situé hors des murs de la ville, ce Judenkiewer figure dans un document de 1324. Une synagogue, dans la Jüdenstraße, est mentionnée en 1342. Bénéficiant de la protection et des privilèges que leur accorde le margrave, les Juifs de Spandau s’occupent du commerce de l’argent, de crédit… Ils sont colporteurs, aussi bouchers et vendeurs de viande. Pendant la Peste Noire on les accuse d’empoisonner les puits. Face à l’émeute meurtrière, le margrave Louis de Brandebourg ordonne au magistrat de Spandau de protéger « ses juifs ». En 1420, le prince-électeur Frédéric Ier renouvelle les privilèges des Juifs, les autorisant à commercer et à prêter sur gages. Il leur accorde aussi de ne pas devoir payer de droits de douane plus élevés que les chrétiens aux portes de la ville. Mais en 1446, son successeur, Frédéric II, fait confisquer les biens des Juifs et les expulse de la Marche. L’évêque de Brandebourg obtient leur retour…

Urte Evert, directrice du musée de la citadelle de Spandau, m’offre le catalogue de l’exposition organisée par son institution en 2010, 500ème anniversaire du procès qui met fin à la vie juive médiévale de Spandau. Le 6 juillet 1510 à Berlin, condamnés à mort pour profanation d’hosties et infanticide, 39 Juifs du Brandebourg, dont deux de Spandau, périssent sur le bûcher; deux autres condamnés sont décapités après baptême. L’affaire commence le 6 février 1510 avec le vol d’un ostensoir contenant deux hosties consacrées dans l’église de Knoblauch, près de Brandebourg. Le coupable présumé, Paul Fromm, arrêté le 2 juin, déclare avoir mangé les hosties. L’évêque de Brandebourg envoie son prévôt qui fait torturer Fromm jusqu’à ce qu’il avoue avoir vendu les hosties au Juif Salomon de Spandau. Celui-ci, torturé, reconnaît la profanation rituelle et nomme ses complices. Une centaine de Juifs sont arrêtés, accusés de profanation d’hosties et d’avoir martyrisé sept enfants chrétiens, utilisant leur sang dans la préparation du pain azyme. Les « aveux » des Juifs torturés confirment leur « haine du Christ » et les pouvoirs miraculeux de l’hostie « martyre ». Comme le souligne Urte Evert, en expulsant les Juifs, on se débarrasse de créanciers ! On estime que 400 à 500 juifs vivaient à l’époque dans la Marche de Brandebourg. Le 19 juillet 2021, la mairie de Berlin fait ériger une stèle en mémoire de ce crime judiciaire, près de la Marienkirche, au centre de la capitale. C’est là que furent prononcées en 1510, les condamnations à mort de Paul Fromm et des 41 Juifs du Brandebourg.
Après la mort du prince-électeur Joachim I (1535), son fils et successeur Joachim II Hector permet aux Juifs de Pologne de se rendre aux foires de la Marche de Brandebourg. Il veut relancer le commerce avec la Pologne et financer sa vie de cour. En cette période de conflits opposant l’empereur Charles-Quint aux princes protestants, Joachim se tourne vers la Réforme mais n’adoptera publiquement le luthéranisme qu’en 1555. Début 1539, la Diète des Princes, réunie à Francfort-sur-le-Main, se prononce pour la paix religieuse (Frankfurter Anstand). Philipp Melanchthon, luthérien et conseiller théologique du prince électeur de Saxe, participe à cette réunion. Il rencontre Josel von Rosheim, représentant des Juifs de l’Empire, qui sollicite son intervention. Melanchton révèle aux princes réunis le rôle de l’église dans le procès de Berlin, basé sur de fausses accusations. Joachim II ouvre la Marche aux Juifs le 25 juin 1539. Passionné de chasse, Joachim II se fait construire un pavillon de chasse à Grunewald (1542). Il entretient onze alchimistes à sa cour et tente d’éponger ses dettes en confisquant les biens de l’église et en augmentant les impôts. Facteur de la cour (Hoffaktor) de Joachim II, Lippold Ben Chluchim est nommé maître de la monnaie (1555), puis représentant des Juifs de la Marche. Ce Juif de cour contrôle les ateliers de frappe de monnaie et gère les finances du prince. Joachim II se fait bâtir un nouveau château à Köpenick (1558), puis fait construire la citadelle de Spandau (à partir de 1559). À sa mort, le 3 janvier 1571, il laisse une dette énorme de 2,5 millions de florins. Son fils Johann Georg, fait aussitôt arrêter Lippold, l’accuse de détournement de fonds, puis d’avoir ensorcelé et empoisonné son père. Lippold est exécuté le 28 janvier 1573. Les Juifs du Brandebourg sont expulsés et spoliés.
Le Brandebourg s’agrandit grâce à l’acquisition du duché de Prusse. Des familles juives reviennent à Spandau à partir de 1692. Une petite communauté juive se développe. En 1859, elle ouvre son cimetière mais ne possède pas de lieu de culte. Les offices se font dans des locaux loués. Les Sternberg, famille juive la plus fortunée, ont une salle de prière dans leur demeure. En septembre 1895, la communauté inaugure sa synagogue, en présence du maire et des notables de Spandau. Ce bâtiment de style néo-roman surmonté d’une tour d’angle et conçu par le bureau d’architectes Cremer & Wolffenstein peut accueillir quelque 160 hommes et 140 femmes. Au 19e siècle, l’industrie de guerre se développe à Spandau qui devient un des principaux centres d’armement de l’Empire allemand. En 1914-1918, on y produit la mitrailleuse MG 08/15. À l’étranger, « Spandau » devient le nom générique donné aux mitrailleuses allemandes, lourdes et légères. La ville est reliée au chemin de fer Berlin-Hambourg (1846) et à celui de Berlin-Hanovre (1871). Suite à l’afflux d’émigrants de l’Empire russe en route vers les Amériques, une station de transit est construite à Spandau : la « gare des émigrants de Ruhleben » (Auswandererbahnhof Ruhleben) exploitée par les compagnies maritimes HAPAG et Norddeutscher Lloyd. De 1891 à 1914, les émigrants de l’Est, le plus souvent juifs, y sont enregistrés, désinfectés et passent un examen médical, avant d’être autorisés à poursuivre leur voyage vers Bremerhaven ou Hambourg. L’industrialisation de Spandau s’accompagne d’une forte croissance démographique, aussi dans la communauté juive, gonflée pes les Ostjuden. En 1920, Spandau est incorporée au Grand Berlin dont elle devient un des arrondissements. En 1929 la communauté de Spandau compte 600 membres. Comme partout en Allemagne, la politique anti-juive de l’État nazi commence par le boycott des magasins juifs le 1er avril 1933… La synagogue est incendiée dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938. Le rabbin Artur Löwenstamm est déporté à Sachsenhausen. Libéré, il se réfugie en Angleterre. En 1940, sur ordre de l’armée allemande, les tombes du cimetière sont transférées au cimetière juif de Weißensee ! Depuis 2019, une plaque commémorative évoque ce cimetière disparu.
Depuis le 50ème anniversaire de la Nuit de Cristal et la réunification, les activités mémorielles se multiplient à Spandau. En novembre 1989, à l’initiative de la mairie de Spandau, le Mahnmal am Lindenufer, mémorial à la synagogue détruite et aux habitants juifs victimes du nazisme est inauguré près du lieu de la synagogue disparue . Oeuvre des architectes Ruth Golan et Kay Zareh, il se compose de deux pierres fissurées, l’une claire, l’autre foncée, symbolisant la synagogue et sa tour. Entre ces deux pierres, une installation lumineuse évoque la lumière éternelle de la synagogue. Une citation sur la « lutte entre les forces de la lumière et celles des ténèbres, » tirée des manuscrits de Qumran, s’inscrit sur la pierre blanche. En novembre 2012, ce mémorial est complété d’un mur, conçu par Ruth Golan et Kay Zareh, sur lequel sont inscrits les noms des 115 Juifs de Spandau, déportés et assassinés, qui ont été identifiés.

Urte Evert évoque le conflit autour de la Jüdenstraße, cette « rue des Juifs » du Vieux- Spandau, devenue le 17 septembre 1938, la Kinkelstraße, en souvenir de Gottfried Kinkel, protagoniste de la révolution de 1848 et évadé de la prison de Spandau. Après 1985, la mairie de Spandau s’efforce de la renommer Jüdenstraße. Suite à la résistance des commerçants et riverain, le projet n’aboutit que le 1er novembre 2002, lorsqu’une cérémonie marque le retour de la « rue des Juifs »à Spandau. En 2020-2021, le ZAK, centre d’art contemporain de la citadelle, a accueilli l’exposition Unvergessen – Jüdisches Leben in Spandau conçue par le Jugendgeschichtswerkstatt (JGW) de Spandau. Fondé en 1990 et financé par l’arrondissement de Spandau cet « Atelier d’histoire pour jeunes » joue un rôle majeur dans la recherche sur les Juifs de Spandau, avant et pendant le nazisme, et la transmission de leur mémoire historique aux jeunes: expositions, voyages mémoriels,publications… et depuis 2008, coordination des activités associées à la pose des pavés de mémoire (Stolpersteine) à Spandau. Les jeunes des écoles secondaires sont les protagonistes de ces activités mémorielles menées avec le soutien et l’expertise du JGW. Première église protestante de la région, l’église évangélique de Spandau joue un rôle majeur dans le travail de mémoire sur la communauté juive et sa destruction. Responsable du secteur mémoriel de cette église, Gudrun O’Daniel-Elmen retrace les activités du groupe de travail « Chrétiens et Juifs » du district ecclésiastique de Spandau (AG Christen und Juden im Evangelischen Kirchenkreis Spandau), fondé en février 1989 et qui, chaque année, commémore la Nuit de Cristal. Elle conclut : Malheureusement, il n’y a plus de communauté juive organisée à Spandau. Les Juifs qui y habitent fréquentent les communautés juives de Berlin. Nous espérons pouvoir poser de nouveaux pavés de mémoire cet été…
Roland Baumann
Citadelle de Spandau
vendredi-mercredi 10-17h, jeudi 13-21h
Am Juliusturm 64, 13599 Berlin
Atelier d’histoire pour jeunes de Spandau