C’est avec une ironie infiniment tendre ou une tendresse infiniment ironique (le lecteur choisira la formule) que Dovlatov déroule sa généalogie, qui démarre avec un arrière-grand-père possédant le status antinomique de juif paysan.
Viennent ensuite les deux grands-pères, deux forces de la nature, l’un juif, l’autre arménien, issus de deux communautés ne s’appréciant guère (l’antijudaïsme orthodoxe et la concurrence économique expliquent cela), partageant plus tard bien malgré elles le sort commun réservé aux victimes d’idéologie génocidaire.
Taillé comme un chêne massif, doté d’une force herculéenne et d’un appétit féroce, rétif au désordre et donc à la révolution, le grand-père juif aura trois fils. L’un meurt de tuberculose, le deuxième, le père de l’auteur, se consacre au théâtre. Quant au troisième, il se lance dans la contrebande, ce qui lui permet de quitter la Russie pour émigrer en Belgique où il construit une vie confortable. Des années plus tard, il demande à son père d’héberger un de ses amis. A la suite de cette brève visite, le grand-père est accusé d’espionnage, arrêté et meurt en prison. Il faudra vingt ans pour que la famille apprenne qu’il a en réalité été fusillé.
Le grand-père arménien est un homme bourru, en proie à des colères terribles déclenchées parla simple présence de ses contemporains. Ce vieillard acariâtre préfèrera se jeter dans un ravin plutôt que d’assister à sa propre décrépitude.
Un oncle maternel est un athlète accompli, ne croyant qu’à la vertu de l’exercice physique. Idéologue borné, inculte, il fera une belle carrière militaire. Il mènera une double vie et fera plusieurs séjours à l’hôpital psychiatrique, tenant des propos délirants à propos d’un mystérieux complot.
Les femmes quant à elles sont indépendantes, travailleuses compétentes et perfectionnistes, lutteuses solitaires et silencieuses.
Ainsi, une tante maternelle est correctrice de manuscrits littéraires. Elle côtoie de nombreux écrivains et collectionne d’élogieuses dédicaces. Membre du parti, elle est profondément affectée par la disparition des artistes assassinés par la terreur stalinienne.
Vient ensuite le couple des parents, entité vouée à la dissolution.
Une mère également correctrice exigeante et pointilleuse ne cultivant aucune illusion sur le régime, un père également lucide mais conservant une considération pour Staline. Selon son fils, il est atteint d’une profonde incompréhension de la réalité ;ce que ne manque pas de souligner son épouse. Acteur et metteur en scène, il assiste impuissant à la raréfaction progressive de son entourage professionnel victime des purges .
Après le divorce, il obtient un certain succès en écrivant blagues, sketches, livrets de variétés.
Elevé par sa mère, Dovlatov essaie sans succès un parcours universitaire à la faculté de lettres à Leningrad. Il effectue son service militaire, vivote, boit beaucoup et se met à écrire des récits. Ses textes refusés en Russie finissent par être publiés dans des revues occidentales, au grand bonheur de sa mère. Il est arrêté, accusé de parasitisme et d’insoumission.
L’univers soviétique s’entête jusqu’à l’absurde à vouloir transformer à tout prix l’individu pour en faire un homme meilleur, dans ce paradoxe terrible qui veut que le mieux soit l’ennemi du bien. Face à l’absurdité que crée la surveillance constance, les citoyens sont au mieux des espions, au pire des ennemis mortels ou parfois des sources inattendues de dénouement. Un coup de fil de l’un d’entre eux au bon endroit et tout s’arrange. On retiendra l’importance de la cuisine, non pas tant pour la chaleur des fourneaux mais parce que c’est la pièce la plus éloignée du téléphone, souvent placé sur écoute, ce qui permet de parler plus librement.
Toute séduction est inexistante dans le monde totalitaire. La rencontre du narrateur avec sa future femme ressemble davantage à une cohabitation fraternelle basée sur des intérêts communs mais dénuée de tout érotisme. Le marivaudage est un oripeau de la culture bourgeoise décadente. Remplacer bourgeois par patriarchal et observer les similitudes avec les sirènes néo féministes contemporaines.
Dans cette description intimiste composée de courtes nouvelles, Dovlatov oppose le rire aux larmes, la lumière à l’obscurité, dénonçant l’absurdité abyssale d’une idéologie mortifère débouchant sur une médiocrité homogène et anonyme. La voie du salut sera de quitter sans atermoiement la mère patrie, d’atterrir à Vienne avant de traverser l’Atlantique et de débarquer à New York.
Seul regret au tableau : laisser derrière soi un cousin, promis pourtant à un brillant avenir gâché par une compulsion à mettre en échec toute perspective et de ne trouver une forme de sérénité qu’en prison, où tout est pris en charge. Principalement la vodka.
Isabelle Telerman.