La nouvelle exposition temporaire du musée de la photographie d’Anvers (FOMU) Masculinities : Liberation through Photography évoque les représentations de la masculinité, des années 1960 à nos jours, à travers les œuvres d’une cinquantaine d’artistes, pour la plupart photographes. Inaugurée à la Barbican Art Gallery de Londres en février 2020, montrée ensuite à Berlin, puis l’été 2021 aux Rencontres de la photographie d’Arles, « Masculinités. La libération par la photographie » étudie la manière dont la masculinité a été codée, interprétée et socialement construite par le biais de l’image photographique. Abordant les thèmes des stéréotypes masculins, du pouvoir, du patriarcat, de la famille et de la paternité, mais aussi de l’identité queer, des politiques raciales et de la perception des hommes par les femmes, l’exposition met en valeur le rôle critique que joue l’image photographique dans les manières dont les masculinités sont imaginées et comprises dans la culture contemporaine. L’impact du mouvement #MeToo, tout comme la pertinence des concepts de masculinité toxique et de masculinité fragile figurent parmi les questions qu’aborde cette exposition dont l’auteure, Alona Pardo, née à Londres de parents israéliens et commissaire d’expositions à la Barbican, s’intéresse à l’art qui associe activisme, esthétique et identité.
Stéréotypes de la masculinité
L’exposition se divise donc en six sections, allant des archétypes masculins au renversement du regard masculin. « L’archétype mis à mal » dénonce les manières conventionnelles, souvent clichées, dont les hommes sont représentés. Ce volet majeur de l’exposition met en perspective les « grands stéréotypes de la « masculinité hégémonique, hétérosexuelle et hétéronormative » tels que l’incarnent, entre-autres, les images idéales du soldat, du cow-boy ou de l’athlète… Une grande installation photographique de tirages en noir et blanc, composant un polyptique, montre de face et de profil, le même corps nu d’un homme âgé dont on ne voit pas la tête. Ce corps est celui de John Coplans (1920-2003), pionnier de l’autoportrait. Combattant dans la Deuxième guerre mondiale, en Éthiopie et en Birmanie, il devient peintre et graveur, puis à l’âge de 40 ans s’établit en Californie. En 1981, après une carrière d’écrivain, directeur de musée, cofondateur et rédacteur en chef du magazine international Artforum, il se lance dans la photographie ! Les images de son corps vieillissant, « flétri », dénoncent une culture visuelle dominante qui valorise la jeunesse et la perfection. Elles lui valent un succès international et des expositions, au MoMA (1988) et à Beaubourg (1994). Son grand-père, un tailleur juif venu du shtetl, vécut dans l’East End londonien, puis à Canterbury, où il était cantor de la petite communauté juive. John Coplans se définissait comme « Juif athée », mais admirait son grand-père pour sa pratique de la tradition.
Les photographies en couleur de soldats, réalisées par Adi Nes (1966-) évoquent des scènes héroïques de l’histoire de l’art. Homosexuel et Juif Mizrahi, inspiré par la religion, la peinture de la Renaissance et la vie contemporaine en Israël, l’auteur crée des images déconcertantes, exprimant la noble masculinité tout comme la vulnérabilité de jeunes hommes en uniformes. Artiste israélien renommé, Adi Nes a étudié la photographie à l’Académie Bezalel de Jérusalem. Ses séries, Soldiers (1994-2000), Boys (2001) et The Biblical Stories (2007) évoquent la masculinité comme idéal esthétique sioniste, les mythes bibliques, l’héroïsme et le sacrifice, la place des mères dans la culture israélienne. Il tire ses références artistiques de l’histoire de la peinture. Ainsi, pour représenter le dernier repas de soldats qui vont partir au combat, il s’inspire de La Cène de Léonard de Vinci. Dans ses interviews, Adi Nes précise qu’il voulait être peintre et est arrivé à la photographie « par erreur ». Il met en scène ses photographies afin de pouvoir tout maîtriser : la composition, le lieu, le décor… et l’éclairage pour lequel il utilise des projecteurs, comme au cinéma. Juive américaine, Collier Schorr (1963-) explore les politiques d’identité et le regard fétichiste en photographie : dans l’image de mode comme dans l’histoire de l’art, le regard d’un spectateur invisible et masculin a été utilisé pour transformer les femmes en objets ! Sa série Americans (2012) dénonce les hiérarchies et la violence raciales. Portraits noir et blanc de cow-boys adolescents qui veulent se fondre dans le moule de l’éternel héros de la « conquête de l’Ouest ». L’innocence juvénile cache la réalité historique du racisme, suggérée par les images en couleur d’afro-américains âgés, que recouvrent en partie ces clichés de garçons blancs, futurs ranchers…
Masculinité, pouvoir, famille
« L’ordre masculin : pouvoir, patriarcat et espace » questionne la construction du pouvoir masculin, du genre et de la classe et des inégalités que créent ces constructions culturelles. Commande du magazine Rolling Stone pour le bicentenaire des USA en 1976, The Family de Richard Avedon (1923-2004) est une série de 69 portraits d’acteurs du pouvoir américain (Jimmy Carter, Reagan, George Bush…) réalisés dans le style caractéristique d’Avedon, en gros plan, sur fond blanc. Né à New York dans une famille juive de Russie, Avedon rejoint à 12 ans le club photo de la Young Men’s Hebrew Association (YMHA). Photographe dans la marine pendant la Deuxième Guerre mondiale, il travaille ensuite pour Harper’s Bazaar, puis pour Vogue. Devenu l’un des photographes de mode et de portrait les plus influents du vingtième siècle, il publie de nombreux livres photos, dont Nothing Personal (1964) dédié au mouvement des droits civiques et publié en collaboration avec James Baldwin. Dans cette même section de l’exposition, Untitled (The Nazis) de l’artiste polonais Piotr Uklański confronte le visiteur à une collection de 164 portraits très serrés d’acteurs célèbres qui ont incarné à l’écran des nazis en uniforme. La fiction des films de guerre contribue à perpétuer la figure idéalisée de l’officier de la Wehrmacht ou de la SS, jadis glorifié par la propagande nazie comme figure emblématique de la virilité de l’homme allemand..
Contrairement au portrait de famille traditionnel, les artistes dont les images touchent au famille et à la paternité portent plutôt leur regard sur les « désordres » du foyer, la misogynie, les conflits, la violence… Né à Brooklyn dans une famille juive, Larry Sultan (1946-2009) grandit près de Los Angeles, dans la San Fernando Valley, où déménagent ses parents. Diplômé en sciences politiques, il fait un Master au San Francisco Art Institute et débute sa carrière de photographe conceptuel dans les années 1970. Dans sa série Pictures From Home, il photographie ses parents dans la San Fernando Valley en1982-1992. Photographier son père devient pour l’artiste un moyen de s’interroger sur les significations assignées à l’identité masculine dans la culture américaine. Les images de son père réparant l’aspirateur, ou s’entraînant au golf, correspondent aux clichés visuels associés à un homme blanc de classe moyenne à la retraite.

© Courtesy of the artist and Project Native Informant London
« Masculinité homosexuelle » regroupe des artistes associés à l’émergence d’une l’esthétique queer politisée. Le photographe et critique Hal Fischer documente la scène homo à San Francisco. Inspiré du structuralisme Gay Semiotics (1977) est une étude photographique du codage visuel chez les hommes homosexuels. Fischer accompagne ses photographies de légendes qui identifient et expliquent la signification des différents accessoires et attributs du vêtement homo. Il renonce ensuite à la photographie, mais son travail bénéficie aujourd’hui d’un regain d’intérêt.
La section suivante est dédiée aux représentations de la masculinité noire et aux pratiques contemporaines d’artistes qui se libèrent du regard des Blancs. Le parcours se termine avec le regard des femmes sur les hommes et le renversement du pouvoir du regard
masculin. Les Approches (1972) de Annette Messager (1943-) avec ces vues noir et blanc prises en rue, d’entre jambes d’inconnus, accompagnées de commentaires laconiques marque ce renversement du « regard prédateur ». Liée à l’art féministe, Messager est célèbre pour ses installations associant photographies, textes, dessins et matériaux divers (tricot, tissus, jouets et objets trouvés) pour critiquer la société contemporaine et son héritage patriarcal. Son compagnon, le photographe Christian Boltanski est décédé le 14 juillet dernier.
Masculinities offre au visiteur un panorama de la photographie contemporaine autour de thèmes d’actualités. La diversité d’approche des artistes représentés et la qualité des œuvres choisie rendent cette exposition captivante. La diversité du questionnement dont témoignent ces visions d’artistes est en résonance avec les débats de société que ne cessent de susciter les thèmes abordés dans Masculinities Comme le suggère ce bref « itinéraire juif » de l’exposition, la photographie peut contribuer à libérer les regards des discriminations et de l’oppression, ainsi qu’à construire de nouveaux imaginaires.
Roland Baumann
Masculinities : Liberation through Photography
Jusqu’au 13 mars 2022 ; mardi-dimanche 10-18h
FOMU – Fotomuseum Antwerpen, Waalsekaai 47, 2000 Anvers
www.fomu.be
En savoir plus:
www.adines.com