Deux prises de vue par moi-même. Yport, Seine-Maritime, sur la plage, 1931 Épreuve gélatino-argentique 24 × 17,7 cm
MK2 Kreations © Yossi Raviv-Moi Ver Archive Photo © Centre Pompidou/Bertrand Prevost
Le Centre Pompidou expose le photographe “Moï Ver”, pionnier de la photographie moderne.
Mojżesz (Moshe) Worobejczyk (1904-1995) est né dans l’Empire russe, à Zaskovichi, shtetl de Biélorussie sur la route de Minsk à Vilnius. Sa famille s’établit en 1913 dans l’actuelle capitale lituanienne, incorporée à la Pologne de 1922 à 1939. Moshe étudie au lycée hébraïque Joseph Epstein puis fréquente l’école de dessin de la société des artistes de la ville (1921). En 1923, il montre de premières peintures dans l’exposition de la société juive de soutien à l’art et entre à la faculté des beaux-arts de l’université Stefan Báthory. En octobre 1927 il participe à l’exposition de Young Vilna, groupe d’écrivains et artistes associant tradition juive et modernité. Il part en Allemagne, à Dessau, pour suivre les cours préparatoires du Bauhaus qu’enseignent László Moholy-Nagy, Josef Albers, Paul Klee, Vassily Kandinski.

Yossi Raviv-Moi Ver Archive © Yossi Raviv-Moi Ver Archive Photo © Centre Pompidou /Dist. RMN-GP
Moshe découvre les films d’Eisenstein, les photomontages de John Heartfield et El Lissitzky, et se tourne vers la photographie. Il réalise un projet photo sur le quartier juif de Vilna. Exposé par l’Union des artistes juifs de Vilna, puis au 16e Congrès Sioniste de Zurich en 1929, ce projet est publié en 1931 par la maison d’édition suisse Orell-Füssli dans sa série Schaubücher, collection de livres photo dirigée par l’historien d’art juif Emil Schaeffer : Rehov HaYehudim BeVilna/Ein Ghetto im Osten – Wilna. La mise en page et les montages photographiques de cet ouvrage publié en trois versions bilingues (hébreu/allemand, yiddish/allemand et hébreu /anglais) adoptent l’esthétique avant-gardiste du mouvement de la Nouvelle Vision en photographie. Vues plongeantes des rues, détails d’architecture, portraits d’habitants: les images contrastent la pauvreté du quartier juif et la richesse culturelle du judaïsme à Vilna, “la Jérusalem de Lituanie”. Le traitement moderne du sujet (vues en plongée, plans rapprochés, études de matières, recadrages, collages et photomontages) assure le dynamisme de ce livre photo inspiré par l’enseignement de Josef Albers au Bauhaus. Moshe réalise aussi des projets photo pour le YIVO, l’institut scientifique juif fondé en 1925 à Vilna.

En 1929, Moshe Vorobeichic termine le premier cycle d’études du Bauhaus, puis part à Paris. Installé à Montparnasse, il fréquente les cafés de la Bohème: la Coupole, le Dôme… et se lie d’amitié avec André Malraux. Il copie les toiles des grands maîtres au Louvre et suit les cours de l’Ecole technique de photographie et de cinématographie, rue Vaugirard ainsi que l’enseignement de Fernand Léger à l’Académie Moderne. Publié en 1931, aux éditions Jeanne Walter, avec une préface de Léger, le livre Paris. 80 photographies de Moï Veraffirme sa vision avant-gardiste. Les cadrages insolites, les surimpressions et le graphisme de la mise en page traduisent le rythme trépidant de la grande métropole. Paris est une tour de Babel de l’ère machinique dont Moshe fait l’éloge du dynamisme visuel. Devenu photographe de presse à l’agence Globe-Photo, “Moï Ver” publie ses photos dans la presse périodique française : VU, Paris Soir, Arts et Métiers graphiques, Bifur... Son nouveau projet de livre photo, CI-CONTRE,doit paraître en Allemagne avec le soutien de l’historien d’art munichois Franz Roh. L’arrivée au pouvoir d’Hitler empêche la publication de ce livre novateur. En couverture de la maquette, un montage par surimpression de deux négatifs: une vue en contre-jour de la tour Eiffel et un gros plan de feuilles d’orties; la mécanique face à la nature.
Les photos de CI-CONTRE se composent de nombreuses surimpressions. Les doubles pages s’articulent selon un principe graphique ou narratif. Moshe réalisera un deuxième version de ce projet en 1940-45. En 1932, Moï Ver couvre pour Photo Globe les premières Maccabiades à Tel Aviv. Retour de Palestine, il montre un choix de clichés de ce reportage dans son exposition “Palestine d’hier et d’aujourd’hui” à la Galerie d’art contemporain, 135 boulevard Raspail à Paris. Le magazine VU publie ses photos montrant le contraste entre les Juifs orientaux traditionnels et les jeunes pionniers sionistes. En 1932, Moï Ver commence un projet photographique sur la vie rurale en Pologne et un corpus de portraits de Juifs polonais. Ses photos paraissent dans la presse illustrée polonaise en 1933-1934. En 1946, son portfolio Polin au titre hébreu imprimé en rouge sur le texte calligraphié de la prière du Yizkor, publie une petite série de ces photographies, hommage à la vie juive anéantie en Pologne.
Moshe s’installe en Tel Aviv au printemps 1934. Il adhère à la Histadrout, la Fédération générale des travailleurs en Eretz-Israël, et travaille comme photographe et graphiste pour les organes de pressse et les éditions du syndicat, adaptant son approche expérimentale aux grands sujets de la communication ouvrière : les pionniers travaillant la terre, la nouvelle femme, la vie au kibboutz, la construction de nouvelles colonies agricoles, etc. Ses montages glorifient les nouvelles implantations juives en Palestine et encouragent l’alya. Il réalise par exemple la mise en page, les photos et les nombreux photomontages de Megilat HaHistadrut(1934-1935), livre d’information sur l’action du syndicat.

Ses reportages photo illustrent, entre-autres, le livre de Bracha Habas Homa Umigdal(1939) publié par la Histadrout et documentant l’opération “Tour et muraille” qui durant la révolte arabe en 1936-39 voit la multiplication de nouveaux kibboutz fortifiés. Cette architecture d’autodéfense se compose d’une tour de garde en bois, de baraquements et d’un mur d’enceinte, assemblés à l’aide d’éléments préfabriqués. Moshe photographie ainsi le kibboutz Hanita, créé le 21 mars 1938, “en une journée et une nuit”, en Galilée, à la frontière libanaise. La Histadrout publie dès 1938 les images de ce reportage sur une architecture emblématique de la résistance juive à l’insurrection arabe. Des photos de “Moshe Raviv” illustrent aussiMe’ora’ot 5696de Bracha Habas, livre sur les sanglants événements de 1936. Son graphisme est présent dans le pavillon de la Histadrout à la Foire du Levant, foire commerciale internationnale organisée à Tel Aviv dans les années 1930.
Il travaille à la promotion du quotidien Davar et réalise une installation graphique pour le stand de ce journal du Mapaï à la Foire du Levant. En 1937, répondant à une commande du mouvement HeHaluts, Moshe réalise en Pologne un reportage photo sur les hakhsharot, fermes collectives de la jeunesse ouvrière sioniste. 16 lieux et 500 photos : à Lodz, Baranowich, Grochow, Jozefow, Czestochowa, Bedzin… l’oeil du photographe saisit la vie quotidienne au kibboutz, immortalisant l’enthousiasme des futurs pionniers qui attentent de monter en Terre d’Israël. C’est son dernier voyage en Pologne.
Dans les années 1940, Moshe Raviv réalise de nombreuses affiches au langage graphique simple pour la Histadrout et le Mapaï, plus tard pour l’armée, le ministère de l’agriculture, etc. Souvent il utilise des photos pour créer ces affiches. Il s’oriente vers le dessin et la gouache, mais la photographie reste sa grande source d’inspiration lorsqu’il produit des dizaines de couvertures de livres. Combattant de la guerre d’indépendance d’Israël, il réalise une série sur Massada en 1947-48, linogravures en couleur ou noir et blanc créées à partir de photographies du site et des paysages environnants. Au début des années 50, Moshe se voue entièrement à la peinture et participe à la fondation d’une colonie d’artistes à Safed où il s’installe en 1953. Il abandonne la photographie, revient à la peinture à l’huile et à la gravure : ses oeuvres en majorité abstraites évoquent le Zohar ou le Bauhaus, traductions picturales du langage de la kabbale ou rappelant ses travaux au Bauhaus.

Le catalogue richement illustré de l’exposition, édité sous la direction de Julie Jones et Kraolina Ziebinská-Lewandowska est la première monographie consacrée à Moshe Vorobeichic, alias Moï Ver, alias Moshe Raviv sioniste et pionnier de la modernité en photographie.
Roland Baumann
Exposition Moï Ver
Jusqu’au 28 août 2023
Centre Pompidou, Paris; tous les jours (sauf mardi) 11-21h
https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/75R8hEK
Pour en savoir plus :
https://www.centrepompidou.fr/fr/magazine/article/moi-ver-le-chainon-manquant-du-modernisme
L’article fr.wikipedia consacré à Moï Ver est tout à fait insuffisant, voir l’article équivalent en allemand (ou en hébreu)
https://de.wikipedia.org/wiki/Moï_Ver
https://yivoencyclopedia.org/article.aspx/yung-vilne (anglais)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Bauhaus
https://fr.wikipedia.org/wiki/Josef_Albers
https://de.wikipedia.org/wiki/Emil_Schaeffer (seulement en allemand)
https://de.wikipedia.org/wiki/Schaubücher (seulement en allemand)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Nouvelle_Vision
https://en.wikipedia.org/wiki/Maccabiah_Games (version française insuffisante)
https://en.wikipedia.org/wiki/HeHalutz
le kibboutz Hanita et l’opération “Tour et muraille”:
https://fr.wikipedia.org/wiki/Tour_et_Muraille
https://fr.wikipedia.org/wiki/Hanita
La Foire du Levant: