Au musée Guggenheim de Bilbao, une grande exposition temporaire revisite au féminin l’histoire de l’art abstrait, tirant de l’ombre des femmes artistes oubliées ou méconnues qui contribuèrent à l’essor de la modernité artistique.
Montrée d’abord au Centre Pompidou (mai-aoüt 2021) l’exposition Elles font l’abstraction met en lumière les contributions multiples d’artistes femmes dans l’histoire de l’abstraction, de la fin du 19e siècle aux années 1980. Notons que le titre français de cette exposition affirme bien le rôle majeur des artistes femmes dans la création de la modernité abstraite et de son héritage, ce qu’expriment moins le titre espagnol (Mujeres de la abstracción) et sa version anglaise (Women in Abstraction). Réinterprètant l’histoire de l’abstraction à travers les oeuvres de plus d’une centaine d’artistes des cinq continents, l’exposition offre une vision large et complexe de l’abstraction, montre les contributions spécifiques de chacune de ces « femmes de l’abstraction » et met aussi en valeur de grandes passeuses d’art moderne, telle Peggy Guggenheim, ou l’historienne d’art féministe Linda Nochlin. Dénonçant « le processus d’invisibilisation des artistes femmes », Elles font l’abstraction ne se limite pas à la peinture et à la sculpture, mais s’étend à la danse, aux arts décoratifs, à la photographie, au cinéma, intégrant les modernités d’Amérique latine, du Moyen-Orient et d’Asie et montrant aussi des artistes afro-américaines et des peintres aborigènes d’Australie.
Le début du parcours chronologique et thématique de l’exposition dévoile les idées qui sous-tendent la recherche féminine de l’abstraction en Angleterre et en Suède à la fin du 19e siècle, époque du symbolisme, de la découverte des spiritualités orientales, de la vogue du spiritisme, de l’occultisme et de la « doctrine secrète » de Madame Blavatsky dont la théosophie inspirera Kandinsky, Kupka et Mondrian. Les femmes artistes de l’avant-garde suprématiste et constructiviste russe occupent une place de choix. Avant 1900, en Russie tsariste les femmes ont plein accès à l’enseignement artistique ce qui explique l’émergence de nombreuses femmes dans l’avant-garde artistique après la révolution. Parmi les « pionnières » de l’art abstrait figure une artiste juive de Russie qui, émigrée à Paris devient vite une actrice et co-créatrice essentielle de l’avant-garde : Sonia Delaunay-Terk. Née Sara Stern, adoptée par son oncle maternel, Henri Terk, avocat à Saint-Pétersbourg, elle fait des études d’art à Karlsruhe, puis à Paris, où elle a sa première exposition personnelle (1908). Sonia Terk épouse le peintre Robert Delaunay (1909). Travaillant ensemble sur la recherche de la couleur pure et du mouvement des couleurs simultanées, Sonia et Robert Delaunay fondent l’Orphisme, forme de cubisme qui tend vers l’abstraction et se caractérise par la lumière, les couleurs et les formes géométriques. Sonia réalise sa premières oeuvre abstraite avec du textile. Son « premier livre simultané », La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France (1913), livre-objet de 2 mètres de long, illustre un poème de Blaise Cendrars. Durant la Grande guerre, les Delaunay sont au Portugal et à Madrid, où Sonia ouvre une boutique de mode. De retour à Paris (1920), elle crée des « robes-poèmes » avec Tristan Tzara et se lance aussi dans la couture, ouvrant une boutique-atelier de « vêtements simultanés » inspirés des recherches orphistes. Vue longtemps comme la « muse de l’Orphisme », et la compagne de Robert Delaunay, Sonia refusait d’être vue comme femme artiste… Veuve (1941), elle poursuit la promotion de l’art de Robert Delaunay tout en poursuivant ses recherches dans l’abstraction colorée.

– Sonia Delaunay-Terk
La danse est une thématique majeure de l’exposition. Des femmes sont « rentrées en abstraction », en utilisant leur propre corps pour dessiner des géométries dans l’espace, telle Loïe Fuller dans sa danse serpentine (1892), Sophie Taeuber-Arp, protagoniste de Dada, danseuse au Cabaret Voltaire de Zurich. Gret Palucca (Margarete Paluka), de père juif, danse pour Mary Wigman puis fonde sa propre école. La géométrie de sa danse fascine les maîtres du Bauhaus : Klee, Moholy-Nagy, Kandinsky. D’esprit pourtant très démocratique, le Bauhaus pratique une politique de numerus clausus envers les étudiantes qui, une fois terminée leur année de préparation, ne sont admises qu’à l’atelier de tissage… Entrée au Bauhaus en 1922, Annelise Fleischmann voulait être peintre. Mariée à Josef Albers (1925), peintre et enseignant au Bauhaus, cette artiste juive joue un rôle majeur à l’atelier de tissage, créant de nombreux tissus abstraits. Émigrée aux États-Unis avec son mari (1933), « Anni Albers » forme plusieurs générations d’étudiants à son art de l’abstraction tissée.
Vue comme un art mineur, la photographie est un domaine de création ouvert aux femmes en quête d’émancipation. Germaine Krull étudie la photographie à Munich et ouvre son propre studio photo à Berlin (1922). Elle émigre aux Pays-Bas, puis à Paris (1926) où elle photographie, entre-autres, les robes simultanées de Sonia Delaunay. Inspirée par la Nouvelle vision photographique, Krull publie ses nombreux travaux dans la presse périodique parisienne. Dans ses vues de paysages urbains et industriels, le graphisme des formes produit des images proches de l’abstraction. Elle, aussi juive allemande, Lotte Jacobi étudie la photo et le cinéma à Munich puis reprend le studio photo de son père à Berlin. Photographe reconnue, elle publie ses photographies dans la presse allemande et expose ses photographies d’art. Émigrée à New York (1935) elle apprend la technique du photogramme et dans sa série Photogenics, dessine directement avec la lumière au-dessus du papier photo. Photographe nord-américaine d’origine juive, Ida Lansky (née Leranbaum), est infirmière en santé publique avant d’étudier la photographie à la Texas Woman’s University. Spécialisée dans l’approche expérimentale (photogramme, solarisation, photomontage…), Ida met vite terme à son oeuvre de photographe abstraite pour devenir bibliothécaire.
Parmi les pionnières de l’abstraction picturale, citons Marcelle Cahn, juive alsacienne, associée au groupe Cercle et Carré (1929), ainsi que Verena Loewensberg, peintre juive de Zurich, formée au tissage et à la danse. Verena rencontre l’artiste belge Georges Vantongerloo, co-fondateur du groupe Abstraction-Création (1931), et se lance dans l’abstraction géométrique. Mais c’est à New York que de jeunes femmes artistes juives contribuent à l’essor du grand courant novateur de la modernité abstraite après 1945 : l’expressionnisme abstrait. Peggy Guggenheim, collectionneuse et galeriste visionnaire, joue un rôle décisif dans la diffusion de l’art d’avant-garde européen à New York où elle ouvre sa galerie Art of This Century (1942) et expose de nombreuses artistes abstraites.
L’expressionnisme abstrait, un art américain, entre le surréalisme et l’abstraction, est à première vue très masculin. Une photo célèbre dans le magazine Life du 24 novembre 1950 montre les protagonistes de l’École de New York (Pollock, Rothko, etc). On n’y voit qu’une seule femme, Hedda Sterne (née Hedwig Lindenberg), peintre juive de Roumanie, réfugiée à New York (1941) et soutenue par Peggy Guggenheim. Le geste de Jackson Pollock et sa technique de dripping, construit une mythologie très virile centrée sur le geste de projection de la peinture sur la toile par un homme, créateur tout puissant. Avant Pollock, Janet Sobel fait du dripping, mais avec de petites pipettes, produisant des coulées de peinture sur la toile avec des émaux.
Sobel expose chez Peggy Guggenheim. Pollock voit ses toiles qui lui inspirent peut-être ses premiers dripping (1947). Sobel, émigrée d’Ukraine à New York après la mort de son père dans un pogrom, est mère de famille et artiste autodidacte, lancée en peinture à 43 ans ! L’influent critique d’art Clément Greenberg, qualifie cette artiste hors-norme de « ménagère » et « peintre primitive » ! Lee Krasner (Lena Krassner), issue d’un famille juive orthodoxe, immigrée de Russie, est une peintre reconnue lorsqu’elle épouse Jackson Pollock. Choc artistique et amoureux ! Le couple d’artistes s’installe dans le petit village de Springs à Long Island. Lee Krasner est surtout connue comme « Mme Pollock » alors qu’elle produit des œuvres remarquables, telle sa série de Little Images recherche abstraite inspirée par ses origines juives et l’écriture hébraïque. Juive new-yorkaise, Helen Frankenthaler épouse le peintre Robert Motherwell. Après avoir vu Pollock peindre à même le sol dans son atelier, elle invente sa technique de « trempé – taché » (1952), reprise ensuite par les peintres de la Color field painting (« peinture du champ coloré »). Autres co-créatrices de l’expressionnisme abstrait, Elaine de Kooning (Elaine Fried), née à Brooklyn de père juif, et Shirley Jaffe (née Sternstein), artiste juive qui passe de l’expressionnisme abstrait à un art géométrique.

Smoke, California ), 1971-72 ; Film H.264, MP4, couleur, muet, 14’45’’
Courtoisie de l’artiste et Salon 94, New York ; Courtoisie Through the Flower Archives, The Center for Art + Environment at the Nevada Museum of Art, Salon 94 et Artist Rights Society
© Judy Chicago © Judy Chicago, VEGAP, Bilbao, 2021
Des artistes juives ponctuent la suite du parcours de l’exposition. Dans la section « La ligne en liberté » Gertrud Goldschmidt, née en Allemagne où elle fait des études d’ingénieur et architecte, émigre à Caracas (1939). Elle y enseigne le graphisme et le design, ensuite elle se consacre pleinement à son art (1967) sous le nom de Gego, artiste majeur de l’abstraction vénézuélienne. Louise Nevelson (Leah Berliawsky), née en Ukraine et dont la famille émigre à New York (1905,) étudie à Munich. De retour aux USA, elle devient l’assistante de Diego Rivera. Influencée par l’art de Kurt Schwitters, elle crée avec des déchets de bois d’impressionnantes constructions murales peintes en noir. Citons aussi la peintre Tess Jaray, née à Vienne et dont la famille se réfugie en Angleterre (1938), Judy Chicago (Judy Cohen Gerowitz), artiste féministe et minimaliste auteur de films expérimentaux, Eva Hesse qui pousse les limites de l’abstraction géométrique en sculpture et dans le dessin, et enfin Lillian Schwartz, née dans une famille nombreuse juive à Cincinnati (Ohio) et qui, après avoir été infirmière au Japon, devient une pionnière de l’art généré par ordinateur…
Les références online relatives à l’histoire de l’abstraction et aux artistes présents dans l’exposition sont nombreuses. Tous les artistes cités ci-dessus sont l’objet d’articles Wikipédia. Précisons cependant que la judéité de ces femmes artistes est souvent absente dans la version française de Wikipédia (un peu moins en anglais). De même cette judéité reste invisible dans la plupart des textes et notices biographiques de l’exposition ainsi que de son catalogue (aussi dans ses versions anglaise et espagnole). Vestige d’une histoire de l’art « universaliste », souvent insensible à la judéité de l’artiste lorsqu’il ne se limite pas à des thématiques juives ?
Roland Baumann
Exposition Elles ont fait l’abstraction, jusqu’au 27 février 2022
Musée Guggenheim Bilbao, Avenida Abandoibarra 2, 48009 Bilbao
mardi à dimanche 11h00 à 19h00 – Renseignement : https://www.guggenheim-bilbao.eus/fr
Sur le récit de l’exposition voir la série de 14 podcasts réalisée par le Centre Pompidou :
https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/OmzSxFv