La Vengeance de Fanny – Yaniv Iczkovits

Cette longue narration picaresque, aux multiples rebondissements et aux accents rabelaisiens, démarre sur un fait tragiquement banal ou banalement tragique, le lecteur en décidera.


Dans un shtetl de Biélorussie, Mendé, une jeune mère de famille, abandonnée par son mari, décide de mettre fin à sa triste existence en se jetant d’une barque dans une rivière. C’est compter sans la présence salvatrice du batelier solitaire et l’énergie singulière de sa sœur Fanny.
Face à la détresse de sa sœur, Fanny décide d’abandonner à son tour mari et enfants pour partir la recherche de son beau-frère et de lui réclamer un GET afin de libérer Mendé de ses tourments. Embarquant le batelier comme cocher, elle l’entraîne dans une équipée nocturne qui dérape dès les premiers instants avec la rencontre d’un trio de brigands. Obsédée depuis l’enfance par les ateliers de boucherie, Fanny a développé une technique sans failles dans l’exercice de la Shehita. Gardant constamment collé contre sa cuisse un couteau, elle l’utilise avec une rare dextérité et envoie ainsi ses agresseurs dans l’au-delà, sous le regard médusé de son cocher démuni. La découverte de trois corps sans vie déclenche la mise en place d’une enquête diligentée par un lieutenant-colonel aigri de la police secrète tsariste, décidé à utiliser tous les subterfuges pour parvenir à ses fins. Apparaît en toile de fond de cette course folle la sinistre période d’enrôlement forcé dans l’armée tsariste*, encourageant délation et corruption et arrachant des enfants à leur famille. Le patronyme russe qui leur est attribué dissimule leur identité juive. Tout comme Fanny conserve sous ses jupons son couteau redoutable, chaque protagoniste confie une part non dévoilée de son être qui ne se révèle que dans de rencontres inattendues, comme si les fils invisibles d’un destin guidaient leur parcours.

Le cocher a jadis placé ses talents de littérateur épistolaire au service des soldats de son unité, afin d’adoucir leurs conditions en neutralisant l’absurdité des décisions de la hiérarchie militaire. Ceci lui vaudra une réputation héroïque qui ne le suivra pas lors de son retour à la vie civile, réduit une existence terne, solitaire, à l’écart de tous. Il garde une nostalgie inextinguible du lien qui l’unissait à un autre enfant juif, compagnon de son enlèvement et de son infortune. Celui-ci rompra brutalement leur amitié pour se convertir au christianisme. Il deviendra tenancier d’une taverne à la

Yaniv Iczkovits, Babelio.

 

clientèle interlope, tout en ruminant une haine vengeresse à l’égard de l’univers juif. Le lieutenant-colonel détective canalise son amertume parmi les médiocres fonctionnaires de la police secrète qu’il tyrannise sous son autorité arbitraire. Il a renoncé à une brillante carrière militaire après qu’un obus lui aura déchiqueté la jambe sur le champ de bataille. Dans ses pérégrinations, il retrouve le militaire qui fut le témoin de sa déchéance lors de la bataille. Celui-ci a connu une carrière fulgurante grâce à des qualités incontestables mais n’en a pas moins usurpé son identité.

Enfant abandonné, il s’est attribué une filiation aristocratique. Commandant d’une base militaire, il offre un accueil transitoire aux fugitifs et brouille momentanément l’enquête en diffusant de fausses informations, ce que ne lui pardonnera pas l’enquêteur, l’accusant de haute trahison. Enfin, le responsable de cette cavalcade sera retrouvé dans un coin crasseux du marché de Minsk. Ses discours sur la perception du bien et du mal chez Adam et Eve lui valent la risée et les sarcasmes des marchands. Toutefois, cet homme misérable qui aurait tout d’un luftmensh n’en tient pas moins des propos farouchement antitalmudiques et en opposition ouverte avec l’orthodoxie. Ils contiennent des accents hérétiques d’inspiration sabbataïste, interrogeant le rôle de la transgression dans la foi et l’expression du libre arbitre. Emprisonné dans un cadre trop rigide, cet homme n’en revendique pas moins une existence digne inscrite dans le travail, aspirant légitimement à une intégration plus épanouie dans la modernité. Si au terme de cette randonnée chahutée tout rentre dans l’ordre, rien n’est plus comme avant. Fanny a secoué la morosité conjugale que seule la vitalité d’une marmaille nombreuse venait illuminer. Son époux a perçu son autonomie farouche et a trouvé plus sage de ne pas lui faire la leçon. Il a par contre exigé qu’elle enterre la hache de guerre avec sa belle-mère, ce qu’elle a accepté. Son beau-frère réintègre sa vie de famille. Il balaie désormais la cour et aux emmène son fils à la ville. Il s’engage auprès du melamed local à dispenser un enseignement traditionnel aux enfants. Toutefois, son épouse ne réintégrera le lit conjugal que lorsqu’il lui offrira un nouveau logement. Enfin, le cocher gagne une respectabilité aux yeux de tous, qu’il peut enfin troquer contre son anonymat. Après de longues années d’absence mélancolique, il retrouve sa mère. Ce long récit sonne juste du début à la fin. Il met en lumière ce que la persécution au sein de l’exil a modelé dans les esprits : une ironie féroce avec son cortège de métaphores cinglantes, face à la bêtise et à l’absurdité, un mépris souverain affiché face aux gesticulations stériles de l’adversaire, trahissant sa faiblesse morale. Iczkovits réussi à recomposer authentiquement la part la plus subtile d’un judaïsme disparu : son âme

Isabelle Telerman.


*Abraham Lewin consacre à ce sujet une étude remarquée, intitulée «< Cantanisten»>, à laquelle Emmuanuel Ringelblum rendra hommage, après le décès de Lewin en janvier 1943 dans le ghetto de Varsovie.

La Vengeance de Fanny – Yaniv ICZKOVITS, Gallimard, 2023.

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