La Dernier Interview – Eshkol Nevo – Gallimard 2020.

Note de lecture par Isabelle Telerman

« On termine un ouvrage  mais on ne se dégage  pas tout de suite de l’atmosphère qu’on a côtoyée durant quelques jours. Et on se surprend à penser ou à écrire comme l’auteur qu’on vient de quitter. Et si on respecte l’idée que chacun reste à sa place, l’auteur, le lecteur, le critique, alors on se risque à l’exercice de style, à la manière d’Eshkol Nevo… Et imaginer une recension telle que l’auteur aurait pu la formuler…« 

Mets-toi bien ça en tête, mec: il existe un état juif dans le monde, c’est l’état d’Israël et il n’y en a pas d’autre. Imagine faire ton alya mais sans famille de l’autre côté de la mer, qui te demande comment ça se passe, si tu t’en sors, sans filet de sécurité, pour autant qu’une nostalgie juive traumatique soit un filet de sécurité.
Ici, le traumatisme, c’est l’armée ou la guerre. Mais ça,tu l’as verrouillé. Parce que depuis le début, tu es éduqué vers l’autonomie, l’indépendance, même si tes parents ne sont pas complètement débiles et qu’ils ont compris que séparer les bébés des parents la nuit était au bout du compte une hérésie.Tu baigneras dans une collectivité chaleureuse, de la maternelle au lycée, dans ce hevrati qui te force à grandir sans tarder, et tant pis si tu es plus poète, plus sensible, tu découvriras suffisamment tôt sous le soleil de plomb d’un paysage aride que tu es seul. Tes parents hocheront bien de temps en temps la tête, désarmés devant tes états d’âme car, à quoi bon te brider avec des conventions si tu perds la vie dans les premiers jours du prochain conflit. Et parce que tu auras grandi avec cette angoisse que tout lien est vulnérable, tu courras derrière l’amour avec l’énergie d’un désespéré, même si tu donnes le change après  trois  ans d’instruction militaire que tu es une brute sans finesse, tu seras fasciné par la beauté d’une orientale, une Ronit Elkabetz, une féline impériale qui te toise sans ménagement, avec sa chevelure qui lui descend jusqu’au bas du dos parce qu’elle non plus n’ose pas te dire qu’elle peut pleurer de désespoir dans le silence de la nuit, et seulement dans le silence la nuit, et le jour où elle saisira ta main dans le rue, tu seras tellement transporté  que tu penseras mourir sur place. Devenir père te transformera en dispensateur d’un amour que tu n’imaginais  pas contenir en telle quantité, tu seras emporté par le flot des mille et unes tâches qui composent la vie familiale, la crèche, la scolarité, les plaines de jeux, les excursions, les vacances, les fêtes, ce matériau composite dont tu tires la matière de tes livres parce que tu es un glaneur des fragments les plus quotidiens de l’intimité mais cela ne plaît pas à tout le monde et tu l’apprendras à tes dépends lorsque, pour une raison qui t’échappe, ta fille aînée, que tu aimes de cet amour si enveloppant mais dont tu ne perçois pas le versant intrusif et oppressant, ta fille adolescente qui ne badine pas avec la loyauté, décidera d’aller en internat, loin de toi, de sa mère et de ses frère et soeur, parce que tu as utilisé ses confidences pour nourrir la narration d’un de tes romans. C’est cette désertion  du cocon familial que tu pensais pourtant indestructible, cet inébranlable éloignement qui marque le début de cette mélancolie qui t’englue, cette crainte que tout se délite en même temps, ton mariage, cet ami si cher qu’un cancer grignote malgré de multiples chimios, tu ne sais pas où tu iras chercher la force de prononcer cet hommage à l’enterrement, cette hevra désormais amputée, alors que ta femme a décidé très calmement qu’elle descendait du train de votre union, et que tu te retrouves face à tes lecteurs qui ne savent pas savourer ta littérature sans poser LA question subsidiaire sur le conflit israelo-palestinien, comme si tu n’avais pas suffisamment montré que tu étais du côté de la paix,lorsque tu sors d’un échange avec un adversaire idéologique en te demandant ce qui désormais est juste, est vrai, tu as beau répéter que la littérature c’est précisément cette suspension hors du politique, ce politique qui te colle à la peau. alors tu auras juste envie de rentrer dans ce nouvel appartement qui est désormais le tien, à toi seul, d’aller sur le balcon, d’observer ces lumières mobiles qui longent la ligne côtière, de sentir la chaleur monter lentement de l’asphalte comme une femme assoiffée d’intimité, et de te répéter encore une fois, ce pays  dont tu viens, que tu quittes souvent parce que tu es devenu un de ses  ambassadeurs culturels, c’est le seul qui possède cette essence, et il est là devant toi.

Isabelle Telerman.

Lens:
Le Monde : https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/09/20/eshkol-nevo-une-puissante-envie-de-franchise_6052929_3260.html
Gallimard : http://www.gallimard.fr/Contributeurs/Eshkol-Nevo
Akadem : https://akadem.org/fiche_conferencier.php?id=1309

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