De 1547 à 1771, l’Inquisition portugaise persécute les « nouveaux chrétiens », Juifs convertis de force en 1497 et accusés de judaïser. Beaucoup doivent fuir le pays. Des communautés de « crypto-Juifs » survivent dans la clandestinité. En 1925, Samuel Schwarz publie un livre d’enquête révélant les coutumes de ces communautés marranes au nord-est du Portugal.

Samuel Schwarz (1880-1953) naît à Zgierz, près de Lodz. Son père, Isucher Szwarc, juif orthodoxe, bibliophile et sioniste, sensibilise ses enfants à l’histoire juive. Son fils cadet Marek, sera artiste, associé au mouvement Yung-Yidish et à l’École de Paris. Polyglotte et brillant ingénieur, formé à l’École des mines à Paris, Samuel travaille dans l’Empire russe, en Afrique, en Angleterre et en Espagne. Ami de Max Nordau, il participe avec son père au XIe Congrès sioniste. En 1914, il épouse Agatha Barbasch, fille d’un banquier d’Odessa. Ils s’établissent au Portugal où Samuel prospecte les gisements de tungstène (wolfram). En 1917, lors de ses explorations minières à Belmonte, il apprend que certains habitants sont juifs. Un négociant local, rencontré à Lisbonne, lui révèle que sa famille et plusieurs autres du village pratiquent en secret leur judaïsme, transmis de génération en génération. Schwarz relate comment il surmonte la méfiance initiale des crypto-Juifs de Belmonte: Jusqu’à ce qu’un jour, par un de ces soirs d’été rafraîchis par une suave brise de la montagne qui font le charme de ce beau pays portugais, revenant toujours à notre idée fixe, nous nous étions efforcé de nouveau de vouloir convaincre un groupe de vieilles femmes marranes de notre nationalité juive. Une d’elles, la plus âgée, que nous avons su, par la suite, être la plus pieuse de la communauté marrane de Belmonte, celle qui remplit le rôle de hazan durant les réunions religieuses, nous dit : « Puisque vous prétendez que vous n’avez pas les mêmes prières que nous, dites-nous, au moins, une prière en cette langue hébraïque que vous nous assurez être celle des autres juifs…» […] Il nous vint alors l’heureuse idée de leur réciter cette courte et sublime profession de foi israélite de Shema Israël, […] Nous remarquâmes qu’en entendant le nom d’Adonai, les femmes frappaient leurs yeux avec leurs mains et, quand nous eûmes fini de réciter cette courte et divine phrase, la noble vieille femme, qui nous avait demandé de prier, se tourna vers les autres et leur dit avec autorité : « Il est juif, car il a prononcé le nom d’Adonai…» C’est à partir de ce moment que nous commençâmes à être admis en frère dans le sein de la communauté marrane de Belmonte et à assister à leurs réunions et cérémonies religieuses juives […].

Schwarz s’immerge dans cette communauté, décrivant ses pratiques, transcrivant ses prières, dites en portugais, et recueillant des témoignages. Les Marranes de Belmonte célèbrent Shabbat et aussi Kippour, jour de jeûne et de prière, qu’ils observent un jour plus tard que dans le calendrier hébraïque! Pessah, également période de jeune, se centre sur la préparation de la matza, suivie d’un rituel au bord de la rivière, évoquant le passage de la Mer Rouge. Endogames, le secret constitue pour eux un des rites sacrés de la religion juive et ce sont les femmes qui mènent la prière, transmettent la tradition de génération en génération! Schwarz complète son enquête de terrain, menée dans les régions de Beira Baixa et Trás-os-Montes, par des recherches dans les archives de l’Inquisition. Il y découvre un corpus de prières judaïsantes dans les actes du procès de la jeune Brites Henriques, arrêtée en 1674. En 1925, Schwarz publie Os Cristãos-Novos em Portugal no Século XX, remarquable étude d’histoire et d’ethnographie des crypto-Juifs portugais dont il évalue la population à plus de 10.000 familles. Accompagné d’un dossier photo et d’un recueil bilingue des prières marranes, ce livre, dédié aux victimes de l’Inquisition, attire d’emblée l’intérêt des universitaires et d’organisations juives, suscitant un regain d’intérêt pour l’histoire des Juifs portugais. Il inspire aussi « l’oeuvre du rachat »: projet de retour des crypto-Juifs au judaïsme, mené par le président de la communauté juive de Porto, le capitaine Artur Carlos de Barros Basto, descendant de marranes, reconverti au judaïsme.
Schwarz consacre sa vie à la promotion et à la préservation du patrimoine juif portugais. En 1923, il publie le livre Inscrições Hebraicas em Portugal, fruit de ses recherches épigraphiques, dans lequel il analyse entre-autres une stèle de 1297 qui proviendrait de la synagogue disparue de Belmonte. La même année, il achète le bâtiment de la synagogue médiévale de Tomar, qu’il lègue en 1939 à l’État portugais pour en faire un musée Luso-Hébraïque. Il se constitue une bibliothèque de milliers d’ouvrages, dont des manuscrits et des incunables, sur le judaïsme, son histoire, et la culture séfarade. En 2018, un projet mené par l’Université NOVA de Lisbonne et la Fondation Gulbenkian, permet la redécouverte et la numérisation de cette Biblioteca Samuel Schwarz, vendue par sa fille à l’État portugais, après la mort du savant, mais stockée sans soin et dilapidée. Référence incontournable sur les crypto-Juifs portugais, l’enquête de Schwarz est publiée en France en 2015 à partir d’un tapuscrit rédigé en français que Samuel espérait faire éditer. Une place de Belmonte porte aujourd’hui son nom.
Dans les années 1980, associé au journaliste Inácio Steinhardt, Frédéric Brenner réalise un remarquable reportage photographique à Belmonte, puis, avec Stan Neumann, le film Les derniers marranes (1990), révélant les visages et les pratiques des crypto-Juifs et documentant aussi les difficultés de leur retour au judaïsme. L’intérêt mondial suscité par ces photographies et par le film contribue au rapprochement de la communauté de Belmonte avec le judaïsme officiel, marqué par l’inauguration de la synagogue, Bet Eliahu en 1996. Aujourd’hui, cette communauté compte quelques dizaines de membres actifs. Comme le craignait Schwarz, l’ouverture du Portugal à la modernité au 20e siècle pouvait mener à l’assimilation, comme ce fut le cas pour des communautés marranes aujourd’hui disparues, à Bragance et Covilhã. Selon une étude récente du patrimoine génétique des crypto-Juifs portugais, l’uniformité génétique des Juifs de Belmonte, témoigne d’une ascendance séfarade restée intacte, fruit d’une endogamie quasi absolue, et confirme la résilience de cette communauté dont l’identité s’est transmise, gravée dans les gènes comme dans les traditions transmises en secret.

Le Musée Judaïque de Belmonte, inauguré en 2005, présente une captivante collection d’objets et documents retraçant l’histoire et la culture des Juifs de la région, mettant à l’honneur les travaux de Schwarz et les photographies de Brenner. Ville natale de Pedro Alvarez Cabral qui découvrit le Brésil, Belmonte est aussi un lieu de mémoire juive qui attire les visiteurs du monde entier, en particulier d’Israël et des États-Unis, curieux de découvrir une communauté qui a survécu aux persécutions, conservant dans le secret, certaines pratiques juives. L’intégration de Belmonte dans le Réseau des Juderías du Portugal en 2011 témoigne d’une volonté d’ancrer ce patrimoine culturel dans une dynamique nationale et internationale de tourisme mémoriel juif. Belmonte se distingue en effet d’autres lieux de mémoire juifs de la péninsule ibérique, par la présence d’une communauté toujours vivante, malgré le vieillissement de sa population et l’exode des jeunes vers les grandes villes ou à l’étranger. Dans « Le temps du rejet », deuxième épisode de sa série documentaire Histoire de l’antisémitisme, diffusée sur ARTE en 2022, Jonathan Hayoun évoque l’histoire tumultueuse des marranes portugais pourchassés par l’Inquisition. Le cinéaste, venu filmer à Belmonte, montre que, malgré le retour au judaïsme de beaucoup, certains crypto-juifs n’ont pas voulu rejoindre la communauté établie et sa synagogue où officie un rabbin séfarade israélien. Attachés à leurs rites ancestraux transmis par la mère dans le secret du foyer, ils sont les ultimes « traces vivantes » du marranisme portugais, découvert et étudié par Samuel Schwarz il y a plus d’un siècle.
Roland Baumann



Ouvrages à lire sur les Juifs de Belmonte et leur découverte
Samuel Schwarz, La découverte des Marranes, les crypto-juifs au Portugal, préface de Nathan Wachtel, Introduction de Livia Parnes, éditions Chandeigne, coll. Péninsules, Paris, 2015.
Frédéric Brenner et Yosef Hayim Yerushalmi, Marranes, éditions de la Différence, Paris, 1992.
Pour en savoir plus
https://fr.wikipedia.org/wiki/Marranisme
https://fr.wikipedia.org/wiki/Nouveau_chrétien
https://en.wikipedia.org/wiki/Portuguese_Inquisition
https://fr.wikipedia.org/wiki/Crypto-judaïsm
https://editionschandeigne.fr/auteur/samuel-schwarz/
https://en.wikipedia.org/wiki/Samuel_Schwarz_(historian)
https://en.wikipedia.org/wiki/Marek_Szwarc
https://bibliotecasamuelschwarz.fcsh.unl.pt/pt/vidaobra/
https://en.wikipedia.org/wiki/Synagogue_of_Tomar
https://fr.wikipedia.org/wiki/Artur_Carlos_de_Barros_Basto
https://www.lesfilmsdici.fr/fr/487-les-derniers-marranes.html
https://forward.com/news/12391/after-500-years-in-hiding-jews-bring-prosperity-t-01065/
Inês Nogueiro, João C. Teixeira, António Amorim, Leonor Gusmão et Luis Alvarez « Portuguese Crypto-Jews: the Genetic Heritage of a Complex History », Frontiers in Genetics, fév 2015, vol 6 https://www.frontiersin.org/journals/genetics/articles/10.3389/fgene.2015.00012/full
https://en.wikipedia.org/wiki/History_of_the_Jews_in_Belmonte
https://cm-belmonte.pt/historia/comunidade-judaica-em-belmonte/