Hannah Arendt est notamment connue dans les communautés juives, pour avoir suivi le procès du nazi Adolphe Eichmann en 1961 mandatée par The New Yorker et du fait de la polémique qui en suivi.
Hannah Arendt est une politologue, philosophe et journaliste allemande naturalisée américaine. Elle nait à Hanovre le 14 octobre 1906 et meurt à New-York le 4 décembre 1975. Elle grandit dans une famille juive laïque bien intégrée au sein de l’empire prussien sous le nom de Johanna Cohn Arendt. A partir de 1924, elle étudiera la philosophie, la théologie et la philologie et suivra notamment les cours de Karl Jaspers, Edmund Husserl ou encore de Martin Heidegger avec qui elle entretiendra une relation secrète, celui-ci étant marié et plus vieux de dix-sept ans. Cette rencontre avec Heidegger aura également une grande influence sur sa pensée, mais ce sera Karl Jaspers qui sera sa plus grande influence philosophique. Elle rédigera d’ailleurs sa thèse Le concept d’amour chez Augustin sous sa direction. C’est également lors de ces études qu’elle se liera d’amitié avec le philosophe Hans Jonas, dont vous pouvez retrouver l’article sur ce site.
Arendt se marie en 1929 avec le philosophe Günter Anders et reçoit une bourse la même année pour travailler la biographie de l’écrivaine juive allemande Rahel Varnhagen. La montée du nazisme en Allemagne l’amène à se rapprocher de ses origines juives. C’est ainsi qu’elle fera la rencontre de Kurt Blumfeld, ancien président de l’Organisation sioniste mondiale, qui lui confiera la tâche de rassembler les témoignages de la propagande nazi. A cause de cela, elle sera arrêtée par la Gestapo en 1933, puis relâchée. A la suite de cet évènement, Hannah Arendt quittera l’Allemagne pour s’installer dans un premier temps en France où elle divorcera en 1937 et se remariera en 1940 avec Heinrich Blücher. En 1941, elle rejoindra les Etats-Unis grâce aux actions de Hiram Bingham IV, un diplomate américain, qui délivrera environ 2500 visas illégaux pour les réfugiés juifs désireux de fuir au Etats-Unis. Elle retournera en Allemagne après la fin de la guerre et travaillera dans une association d’aide aux réfugiés juifs avant d’être naturalisée américaine. Elle travaillera alors comme professeure et conférencière dans différentes universités américaines dont Princeton ou elle deviendra la première femme nommée professeure.
Hannah Arendt a toujours refusé l’appellation de philosophe, se considérant avant tout comme politologue. Pour elle la politique est centrale en philosophie, concept qu’elle développe notamment dans l’ouvrage Condition de l’homme moderne au sein duquel elle tente de ramener sur le devant de la scène la vita activa traditionnellement reléguée à une place secondaire en philosophie par rapport à la vita contemplativa. Grande lectrice de Platon et d’Aristote, Arendt reprend leurs différents concepts fondateurs du genre humain pour développer sa pensée. Où Aristote définit l’humain comme « l’animal raisonnable » Arendt va plus loin, en considérant que la polis (la cité), est la condition d’existence de l’humanité et que c’est l’action individuelle qui met les humains en relation et permet ainsi de produire une condition humaine de la pluralité. L’action politique devient alors centrale et à considérer, du point de vue d’Arendt, comme l’essence même de l’humanité. La vita contemplativa qui était alors le propre de la philosophie ne saurait trouver de sens au sein d’un monde moderne de l’anthropocène (au niveau philosophique et techno-scientifique) dans lequel le travail et l’action sont centrale. Ainsi, l’humain ne cherche plus le bonheur dans la philosophie de la contemplation et la compréhension personnelle des choses du monde comme chez Platon, mais bien au travers d’une action pratique et politique dont la caractéristique se situe dans la possibilité d’amener son action à produire une marque temporelle ou intemporelle sur le monde et ainsi tenter d’atteindre l’une des plus vielle chimère de l’humanité, notre rapport à l’immortalité.
Nous le disions plus haut, Hannah Arendt fut commanditée par The New Yorker pour suivre le procès Eichmann à Jérusalem en 1961 et en faire un compte rendu. Hannah Arendt écrira un essai publié en cinq parties dans le journal qui sera rassemblé en un livre : Eichmann à Jérusalem au sein duquel elle développe son concept de « la Banalité du mal ». Ce livre sort moins de vingt ans après la fin de la deuxième guerre mondiale, alors que les blessures liées à la Shoah sont encore fraiches, cet ouvrage retentit comme une bombe au sein des différentes communautés juives et communautés intellectuelles dans le monde. Cette polémique se construit probablement au travers de l’attente générale suscitée par un tel procès. Avant le début du procès, le sort d’Eichmann, considéré comme un général nazi, ne fait aucun doute, c’est la peine de mort qui l’attend à la fin du procès. Le monde a alors besoin d’être légitimé dans cette décision par un procès en bonne et due forme, de façon à distancer et légitimer le monde d’après-guerre par rapport au monde nazi. Mais Arendt ne peut se limiter à une description simple du procès. Il est nécessaire pour elle de traiter cet évènement d’un point de vue philosophique.
La première polémique vient de la façon dont Arendt va qualifier ce procès. Tout d’abord en rappelant le caractère illégal de l’arrestation de Eichmann, kidnappé (au sens légal du terme) et extradé en Israël par des agents israéliens, faisant ainsi fi du droit internationale et argentin. Il est important de rappeler qu’Israël signe en 1950 la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide qui stipule notamment qu’un criminel de guerre doit être jugé sur le territoire où les crimes ont été commis. Arendt dénonce ainsi un procès-spectacle qui n’a en réalité rien d’une nécessité légale, mais participe, par un habile jeu politique, à orchestrer l’image des juifs persécutés mise en scène par David Ben-Gourion. Ensuite, Arendt considère que le travail de déportation a été facilité par les registres tenus par les différentes communautés, les nazis n’auraient eu qu’à récupérer ces registres pour savoir qui était juif.
Mais le plus grand lieu de la polémique se situe dans la façon dont Arendt décrira le profil d’Eichmann. Celui-ci est qualifié d’homme médiocre, ordinaire, banal, … il n’a rien d’un monstre ou d’un fanatique. A l’inverse, ce qui le caractérise c’est son absence de personnalité et de compréhension des accusations portées à son égard. Et c’est ainsi qu’il nous faut comprendre la banalité du mal chez Arendt. Cela ne signifie aucunement que les actes d’Eichmann (ou tout autre type d’actes qualifiables de mauvais) sont banals, mais elle montre que l’absence de pensée et de réflexion peut mener le plus insignifiant des hommes à perpétrer des atrocités.
Pendant son procès, Eichmann ne semble plus être en mesure de penser ou de réellement parler pour lui-même, répétant inlassablement les termes du régime nazi. Le discours nazi fut pensé d’une façon à neutraliser l’horreur induite par certains mots grâce à l’utilisation d’euphémisme. Le cas le plus parlant est certainement celui de la « Solution Finale », celle-ci faisant référence aux camps de la mort et aux chambres à gaz. Les termes de solution finale ne sont pas anodins, il est beaucoup plus simple pour un humain lambda d’envisager la « dernière solution » qui permettra la résolution des problèmes d’un gouvernement, plutôt que l’extermination pure et simple d’un peuple. C’est dans ce sens la que nous devons envisager le portait d’Eichmann dépeint par Hannah Arendt. Du point de vue d’Eichmann il n’a exterminé personne, il a orchestré la solution finale. Si lors de la conférence de Wannsee, personne ne semblait remettre en question l’extermination organisée des juifs, pourquoi aurait-il été le seul à s’y opposer ? Ainsi Eichmann acceptera le rôle qu’il a joué dans l’organisation du gouvernement nazi et le fait d’être jugé comme un général du camp qui perdit la guerre mais refusera toujours les chefs d’accusations d’extermination du peuple juif et ce jusqu’à sa mise à mort.
On reproche alors à Hannah Arendt d’accuser les victimes (les juifs) et de minimiser les actions d’Eichmann au point où il ne pourrait être considéré comme coupable, dans la mesure où il aurait agi sous les ordres, sans réelle conscience de ses actes. Elle se défendra en ré-exprimant que le point central de son œuvre fut de montrer non pas l’innocence d’Eichmann, mais plutôt de mettre en relation l’idée d’un humain banal et la conception monstrueuse qui pouvait être fait de nazis dans leur ensemble. Nous rappeler constamment que le mal n’existe pas par essence, mais bien au travers d’actions menées par des êtres humains. Penser et réfléchir par soi-même est dès lors l’unique lieu de notre liberté et de notre capacité à produire un agir bon.
Malgré les critiques qu’elle pu subir le concept de la banalité du mal a néanmoins intéressé d’autres chercheurs. Nous pouvons par exemple citer l’expérience de Milgram publiée en 1963, qui vise à questionner les rapports de force humains, lorsque l’officiant du mal est distancé de l’acte qu’il est lui-même en train de commettre. L’expérience de Stanford menée en 1971 mettant en scène les rapports de force entre des « prisonniers » et des « gardes ». Ces deux expériences tentent de rendre scientifique l’analyse philosophique d’Arendt en montrant des lieux de violences humaines qui ne sont cependant pas considérés comme tel par ceux qui les pratiquent.
Ainsi le véritable problème mit en exergue par Arendt dans son livre va bien au-delà de la possibilité pour un humain lambda de faire le mal. Il est question de distanciation par rapport à un problème comme étant rendu possible et comme propre du monde moderne. Un concept qui est d’ailleurs toujours d’actualité quand il est comparé au monde de l’économie mondiale actuelle. Nos décideurs n’ont plus accès qu’à des relevés statistiques comme référant de politique d’application. Johann Chapoutot, historien français du nazisme, a publié en 2020 un ouvrage intitulé Libre d’obéir, Le management du nazisme à aujourd’hui, dresse un parallèle entre les méthodes nazies et les méthodes managériales modernes au travers de la figure de Reinhard Höhn. Les lieux communs de ces deux doctrines se situent justement dans la mise en place d’un espace de distanciation au sein duquel l’humain n’est plus un humain mais un nombre faisant ainsi la part belle à l’idée de distanciation qu’Arendt évoque lorsqu’elle parle du discours d’Eichmann comme le discours type d’un nazi banal.
Le but de cet article n’est pas de tenter d’entériner la polémique autour d’Hannah Arendt, mais plutôt d’inviter le lecteur à prendre une position particulière lorsqu’il serait confronté aux idées d’Arendt. Ne nous laissons pas être submergé par nos certitudes et nos émotions, peu importe le contexte ou le sujet. Plutôt, engageons une démarche de réflexion comme le fait le chercheur, le penseur ou le philosophe. L’épigraphe qui commence cet article, issus du film sur Hannah Arendt, participe également à cette idée. Le livre Eichmann à Jérusalem ne saurait être traité de façon émotionnelle, mais doit être envisagé d’un point de vue philosophique comme l’aurait fait nos anciens penseurs grecs.
Yonathan Kreisman
Conseil de lecture
« Condition de l’homme moderne »
Bibliographie
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, Barcelone, Pocket,1994.
Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, trad. A. Guérin, Paris, Gallimard, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 1991.
Johann Chapoutot, Libres d’obéir : le management, du nazisme à aujourd’hui, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2020
https://fr.wikipedia.org/wiki/Hannah_Arendt
Procès Eichmann Rétrospective, images d’archive du procès Eichmann, de l’expérience de Milgram et une interview de Hannah Arendt :