La volonté de « décoloniser » la scène artistique et de l’ouvrir en grand aux œuvres d’artistes des pays du Sud caractérise cette année le programme de la Documenta 15 à Cassel. Ce grand rendez-vous mondial de l’art contemporain, qui coïncide cette année avec la Biennale de Venise et attire les foules de visiteurs, se tient tous les cinq ans, depuis 1955. La jeune République Fédérale d’Allemagne voulait alors faire oublier l’hostilité nazie à l’art moderne, jugé « dégénéré », et afficher son opposition au réalisme socialiste de l’art des pays du bloc soviétique en organisant une grand exposition internationale rassemblant les artistes du « Monde libre ». Ouverte le 18 juin dernier, la quinzième édition de cette prestigieuse exposition rassemble pendant 100 jours, les œuvres de plus de 1 500 participants, exposées en quelque trente lieux différents de la ville de Cassel. Pour la première fois, la conception de la Documenta n’est pas confiée à un commissaire d’exposition célèbre (tel Harald Szeemann pour la Documenta 5 en 1972) mais à un collectif d’artistes indonésiens, Ruangrupa.
Le 21 juin, la direction de la Documenta fait retirer de l’exposition la grande peinture People’s Justice (« justice populaire ») installée sur la Friedrichsplatz, lieu central de l’événement. Dénoncée pour son contenu antisémite, cette œuvre réalisée en 2002 par le collectif d’artistes indonésiens Taring Padi, est une grande bannière (12×7 mètres) représentant les crimes de la dictature du général Suharto (1965-1998). Parmi les personnages malfaisants symbolisant les violences de ce régime sanguinaire figurent des militaires en tenue anti-émeute et aux têtes de cochon. Un de ces porcs inquiétants porte un foulard marqué d’une étoile de David et un casque avec l’inscription « Mossad ». On voit aussi un homme à nez crochu et aux dents de vampire, un cigare en bouche, portant papillotes et avec « SS » écrit sur son chapeau « juif » ! Dévoilée après l’avant-première du festival et la visite de presse, People’s Justice fait scandale dès l’inauguration le 18 juin. Dénoncée par le Conseil central des Juifs en Allemagne et tout d’abord recouverte d’une bâche, l’œuvre est enlevée le 21 juin sur ordre de la direction de la Documenta. Le même jour, des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux montrent des artistes réunis sur la Friedrichsplatz, manifestant contre l’enlèvement de cette peinture aux cris de « Honte » et « Libérez la Palestine ». Pour ces manifestants le soutien à la cause palestinienne et la liberté artistique justifient donc la présence d’imagerie antisémite au cœur même de la Documenta ?

“La liberté de l’art s’arrête où commence le mépris de l’être humain.” déclare Josef Schuster, président du Conseil central des juifs d’Allemagne. Pour l’ambassade d’Israël à Berlin : « Certains objets exposés contiennent des détails qui rappellent clairement la propagande de Goebbels et de ses sbires au cours de la période la plus noire de l’Histoire allemande ». Les médias allemands quasi unanimes dénoncent la peinture scandaleuse. Taring Padi rejette les accusations d’antisémitisme, tout en regrettant d’avoir blessé les sensibilités allemandes. « Notre travail ne contient aucun élément visant à présenter négativement une catégorie de la population », assure le collectif qui affirme exprimer une « culture spécifique » et s’inspire de l’expérience vécue des artistes durant la dictature militaire en Indonésie. Les cochons, chiens ou rats présents sur les peintures militantes de Taring Padi sont des figures symboliques du mal dans les arts populaires de l’Asie. Dans une déclaration fin juin, le collectif présente ses excuses aux visiteurs, à la Documenta et au public allemand en général. Mais il déclare aussi : « En tant que collectif d’artistes qui dénonce le racisme sous toutes ses formes, nous sommes choqués et attristés par la fureur médiatique qui nous étiquette comme antisémite. […] Nous sommes venus à la Documenta 15 en solidarité avec les luttes mondiales qui démontent les héritages coloniaux ayant donné naissance à l’autoritarisme et la violence d’État. ». Dans cette vision « tiers-mondiste », l’antisémitisme et la Shoah ne sont-ils que des manifestations spécifiques du racisme et du colonialisme occidentaux qui si longtemps ont dévasté la planète ?

Quelques mois avant l’inauguration, Ruangrupa se trouvait déjà sous le feu des projecteurs vu la sélection d’artistes anti-israéliens ou partisans du BDS, invités à Documenta, tel le collectif d’artistes de Gaza The Question of Funding (QoF). Le président du Conseil central des juifs d’Allemagne avait exprimé des réserves sur cette sélection d’artistes liés au BDS, une campagne de boycott d’Israël jugée antisémite par le Bundestag en 2019. Guernica-Gaza, série de collages de Mohammed Al Hawajri, membre du collectif QoF combine des vues photographiques de Gaza et des forces de sécurité israéliennes avec des reproductions du chef-d’œuvre de Picasso et d’autres icônes de l’art occidental par Delacroix, Millet, Van Gogh… « détournement » qui confronte les tableaux des « vieux maîtres » aux images des « maîtres de la guerre » israéliens en action… Ainsi, « Au-dessus de la ville » montre le couple d’amoureux (Chagall et Bella) survolant le mur de sécurité de l’autre côté duquel des vues urbaines de Gaza se juxtaposent à la vue de Vitebsk peinte par Chagall. Autre source d’irritation à la Documenta 15 : Subversive Film, collectif basé à Ramallah et Bruxelles, montre une vingtaine de films de propagande palestinienne datés de 1967 à 1982 et retrouvés dans les archives d’un ancien membre de l’Armée Rouge Japonaise, réseau de tueurs responsable du massacre de Lod en 1972… Des films qui par ailleurs discréditent parfois involontairement la cause palestinienne, telles ces images d’enfants soldats du Fatah à l’entraînement exhibant glorieusement leurs armes, ou ces propos fielleux d’Arafat qui, s’adressant au public japonais après l’ouverture du bureau de l’OLP à Tokyo, dénonce « l’État fasciste » israélien tout en exprimant sa compassion pour les souffrances japonaises dans la Deuxième guerre mondiale… Ces documents de propagande sont présentés à la Documenta comme de précieuses pièces d’archives, reliques d’un « mouvement de libération mondial ». Des images antisémites ont aussi été identifiées dans l’exposition « Archives des luttes des femmes en Algérie »…Certes, le nombre élevé d’artistes participants à la Documenta 15 et l’importance donnée aux vidéos et documents visuels en tous genres rendent difficile un examen minutieux des images exposées. Mais, le plus choquant à la Documenta 15, est l’absence d’artistes israéliens et juifs… Une exposition Judenrein ? Au nom de l’anticolonialisme et de l’ouverture aux artistes des pays du Sud ?

Revenons aux collectifs d’artistes indonésiens liés au scandale. Fondé en 2000 à Jakarta, le collectif Ruangrupa (« l’espace de la forme ») est avec Taring Padi(« le croc de riz »), l’un des acteurs principaux de la scène artistique de Yogyakarta, ancienne cité royale et importante ville universitaire. Apparu en 1998 dans le sillage du mouvement populaire qui fait tomber la dictature de Suharto, Taring Padi est un collectif d’artistes « radicaux » dont le nom fait référence à la pointe acérée du plant de riz, métaphore du « pouvoir populaire » et d’un « art qui dérange ». L’art de Taring Padi et ses messages sous-jacents sont censés mettre mal à l’aise ou susciter la douleur. Le collectif aborde de nombreuses blessures non cicatrisées du pays et en particulier les violations des droits de l’homme commises au temps de Suharto, meurtres de masse, disparitions forcées et arrestations arbitraires, mais aussi les injustices sociales actuelles, la militarisation et l’exploitation brutale des ressources environnementales et humaines. Les œuvres de Taring Padi sont souvent réalisées de manière collective. Les membres du groupe travaillent sur d’immenses bannières ou panneaux d’affichage, utilisés dans des manifestations ou exposés dans des lieux publics. Le collectif ne se limite pas aux seuls arts visuels et privilégie la musique, domaine majeur de son expression. L’arrivée au pouvoir de Suharto et les massacres qui ravagent l’Indonésie en 1965-1966 sont souvent représentés par Taring Padi. Ces meurtres de masse, méconnus en Occident, demeurent un sujet tabou en Indonésie, où l’histoire officielle reste celle des bourreaux. 1965 voit l’escalade de la guerre américaine au Vietnam. Le puissant parti communiste indonésien (PKI) soutient la politique non-alignée du président Sukarno qui ne cesse d’irriter les puissances occidentales. En octobre 65, Suite à une soi-disant putsch militaire au cours de laquelle six généraux fidèles à Sukarno sont assassinés par les militaires rebelles « pro-communistes », le général Suharto rétablit l’ordre, dénonce la tentative d’insurrection communiste et s’empare du pouvoir. Des commandos de tueurs dirigés par l’armée massacrent des centaines de milliers de membres ou sympathisants du parti communiste, syndicalistes, etc. Les USA, la Grande-Bretagne, l’Australie se réjouissent de ce bouleversement et de l’arrivée au pouvoir d’une dictature favorable à l’Occident.
Mais qu’en est-il des Juifs en Indonésie où l’on parle quelque 700 langues différentes et où le recensement officiel dénombre plus de 1 000 groupes ethniques distincts ?
La communauté juive est minuscule en Indonésie, pays à la population musulmane la plus importante au monde (+270 millions d’habitants dont 87 % de musulmans). La conférence de Bandung en 1955, appelle à l’union des États non alignés, mais voit le conflit israélo-palestinien au prisme de l’anticolonialisme. L’Indonésie du président Sukarno, « père de l’indépendance » et grand « maître de cérémonie » à Bandung, cède aux pressions arabes en excluant l’État d’Israël de la conférence. La conférence de Bandung déclare son soutien aux droits du « peuple arabe de Palestine ». L’Indonésie s’oppose à « l’occupation de la Palestine par Israël ». Comme l’affirme la ministre indonésienne des Affaires étrangères en mai 2021 « le conflit est, par nature, asymétrique entre Israël, l’oppresseur, la puissance occupante, et les Palestiniens, la population occupée et continuellement opprimée ». Cette position officielle favorise les sentiments anti-israéliens et l’antisémitisme dans l’opinion publique indonésienne. Des intellectuels indonésiens affirment qu’il faut faire connaître en Indonésie ce qu’est la Shoah et expliquer au public indonésien pourquoi c’est une notion fondamentale dans la conscience du monde occidental. Cependant, pour les Indonésiens, l’antisémitisme n’est qu’une forme particulière de racisme, et non pas une notion distincte, à valeur universelle. Selon Jeffrey Hadler, historien de l’Indonésie à l’UC Berkeley, l’antisémitisme indonésien est d’origine européenne, introduit pendant la période coloniale et renforcé sous l’occupation japonaise. Hadler cite la présence active de nazis allemands aux Indes orientales néerlandaises dans les années 1930 et le soutien qu’ils reçoivent de nombreux colons hollandais membres du parti nazi néerlandais. La société coloniale hollandaise tend à voir les Juifs comme des agents du chaos, des bolcheviks ! Dans l’Empire britannique, les Juifs sont rendus responsables des révoltes anti-coloniales et de même les antisémites hollandais voient la main des Juifs derrière les soulèvements communistes de 1926-27 aux Indes orientales néerlandaises. L’occupation japonaise, l’internement des Juifs sur pression de la Gestapo nazie, puis les combats qui suivent la libération et durent jusqu’à la reconnaissance de l’indépendance indonésienne par les Pays-bas en décembre 1949, provoquent l’exode d’une majorité des Juifs habitant la colonie hollandaise. La mise en place des politiques de nationalisation de Sukarno, achève de décimer la communauté qui, en 1957, ne compte que 30 familles à Jakarta.

Comme le note Hadler, dès le début de la prise de pouvoir par Suharto en octobre 1965, les adversaires de Sukarno donnent une connotation nazie à la prétendue tentative de coup d’État communiste du 30 septembre 1965 en désignant ce « putsch raté » par l’acronyme « Gestapu ». Ironiquement, l’aile jeunesse de l’organisation islamiste Nahdatul Ulama (NU), mouvement de masse ultra-religieux et anticommuniste à Java oriental, s’inspire de l’idéologie nazie. Ses dirigeants lisent Mein Kampf pour y apprendre des techniques de prise de pouvoir et se modèlent sur les Jeunesses hitlériennes ! Ils forment une milice armée dont les commandos de tueurs excellent dans l’extermination des communistes. Sous « l’Ordre Nouveau » de Suharto, les Juifs sont une cible facile dans l’Indonésie, pays quasi sans Juifs. La littérature antisémite prolifère dans les années 1980 et 1990. Hadler explique ce phénomène par une métamorphose du discours public anti-minorité (chinois, chrétien), détourné et transformé en antisémitisme. La littérature antisémite indonésienne se compose surtout de traductions de publications arabes et anglaises. Peu de textes sont des œuvres originales d’auteurs Indonésiens. Le marché du livre antisémite fait un bond en 1999, lorsque dans une interview, Suharto rend les Juifs responsables de sa chute.
Pour conclure, notons qu’un cinéaste juif américain, Joshua Oppenheimer, a joué un rôle décisif autour de la mémoire des massacres de 1965-1966. Dans son documentaire The Act of Killing (2012) Oppenheimer incite d’anciens bourreaux à rejouer devant sa caméra les gestes de la mise à mort. Ce film, grâce à Internet largement diffusé en Indonésie, met enfin en lumière ces crimes de masse. People’s Justice fait scandale à cause de ses figures antisémites mais n’aide pas à faire connaître du grand public, et en particulier des visiteurs de la Documenta, l’histoire occultée des crimes de Suharto et de ses alliés islamistes. Le Mossad n’était pas le protagoniste caché derrière ces tueries ! La plupart des anciens bourreaux sont morts dans leur lit et restent considérés comme des héros en Indonésie. Mettre en accusation l’Islam radical qui, à Java inspirait les commandos de tueurs, est certes bien plus périlleux que d’incriminer le Mossad et les Juifs, soi-disant agents du coup d’État de Suharto et responsables des malheurs du peuple indonésien… L’art « provocateur » de Taring Padi s’inscrit aussi dans la cotinuité d’une certaine tradition antisémite indonésienne, de Bandung à la Documenta 15.
Roland Baumann
La Documenta 15, tous les jours 10-20h. jusqu’au 25 septembre à Cassel / Land de Hesse / Allemagne
Lire l’analyse du scandale antisémite par Julia Christ, dans La revue-K, le 6 juillet :
https://k-larevue.com/documenta-fifteen-promenade-dans-le-nouveau-monde-de-lantisemitisme/
Une brève histoire des Juifs en Indonésie :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_des_Juifs_en_Indonésie
Pour en savoir plus sur l’histoire indonésienne en 1955 -1965 :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Conférence_de_Bandung
https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_du_30_septembre_1965_en_Indonésie
Mouvement du 30 septembre 1965 en Indonésie — Wikipédia
https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacres_de_1965-1966_en_Indonésie