Leczna, © Aleksander Schwarz, Zapomniane Foundation
Exposé jusqu’au 28 février 2025 à Bruxelles, au Centre Communautaire Laïc Juif (CCLJ) et à la Maison de Norvège, « Archives du paysage » est un projet de recherche novateur qui localise les sites funéraires de victimes de la Shoah en Pologne.
Porté par la Fondation Zapomniane, ce projet honore la mémoire des Juifs polonais assassinés loin des centres d’extermination (Belzec, Sobibor, Treblinka, Auschwitz), dans les campagnes et les forêts, souvent alors qu’ils fuyaient, ou se cachaient, après avoir échappé à la déportation ou à l’extermination de leur communauté locale. Comme l’exprime l’anthropologue Aleksandra Janus, commissaire de l’exposition et porte-parole de la Fondation Zapomniane, la mémoire de l’assassinat et le lieu de sépulture de ces victimes de la « Shoah par balles » en Pologne, ou de la « chasse aux Juifs » (Judenjagd), a été préservée et transmise jusqu’à nos jours dans les récits d’habitants locaux. Par ses recherches, la Fondation Zapomniane a localisé des centaines de sites, où ces Juifs ont été enfouis après leur mise a mort. L’exposition engage une réflexion sur le dialogue actuel de Polonais avec leur passé et leur responsabilités face à ces lieux de mémoire de la Shoah.

Organisation juive polonaise, née à l’initiative de la Commission rabbinique des cimetières du Bureau du Grand Rabbin de Pologne, la Fondation Zapomniane réalise tout son projet sur base des règles de la Halakha, qui interdit de déplacer les morts et leurs os de leur lieu de repos (Talmud de Jérusalem, Moed Katan 2:4). Les recherches menées par Zapomniane sont non-intrusives : pas de fouilles archéologiques, ni d’exhumations des sépultures, une fois celles-ci localisées ! L’identification des sites repose sur le croisement de sources historiques et scientifiques : analyse d’archives, recueil de témoignages et utilisation de technologies de pointe : superposition de photographies prises par l’aviation allemande durant la Deuxième guerre mondiale et de vues aériennes contemporaines, usage du géoradar (GPR) et du LiDAR. Technologie révolutionnaire, le LiDAR (Light Detection and Ranging) révèle la topographie exacte d’un paysage et permet d’y découvrir un passé ignoré: villes Maya enfouies sous les forêts d’Amérique centrale, cimetières celtes ou mérovingiens sous des plaines cultivées… Les recherches archéologiques non intrusives de Zapomniane, déterminant avec précision les contours des sépultures, sont enrichies par les photographies analogiques de haute résolution prises par Alexander Schwarz, cheville ouvrière de la Fondation. Des cartes géolocalisées situent avec précision ces lieux de mémoire sur le territoire polonais. Une fois les sites identifiés, Zapomniane s’attache à les protéger et à y initier des commémorations honorant la mémoire des victimes.

La Fondation Zapomniane a lancé en 2017 un projet de marquage des sépultures en collaboration avec The Matzevah Foundation : trente sites situés dans vingt-trois localités polonaises ont été signalés par des stèles, inspirées des matzevot et faites en bois de mélèze et de pin, puis gravées au laser d’inscriptions en polonais avec l’acronyme hébraïque תנצבה, signifiant “Que son âme soit reliée au faisceau de la vie”. L’installation de ces matzevot visait à sensibiliser les communautés locales. À certains endroits, ces interventions ont amorcé la mise en place de commémorations, en concertation avec les autorités locales. Ailleurs, des habitants ont spontanément ajouté des plaques avec les noms des victimes, déposé des bougies et des fleurs au pied de stèles ou des objets anciens du quotidien associés à la vie d’avant-guerre. Fin 2021, la Fondation Zapomniane avait ainsi marqué 75 sites avec ces matzevot en bois dont la quasi totalité s’est intégrée dans le paysage local. Un nouveau volet du projet a alors impliqué les jeunes des villages concernés dans la fabrication des matzevot. À travers ces actions, Zapomniane préserve la mémoire des victimes de la Shoah et restaure la dignité de leurs sépultures. Son approche, alliant respect des traditions religieuses, rigueur scientifique et engagement communautaire, inscrit ces lieux de mémoire dans la conscience collective locale. En interrogeant la mémoire collective et le rôle du paysage comme témoin silencieux de l’Histoire, « Archives du paysage » questionne la transmission de ces événements dans les communautés locales en Pologne.

Citons quelques uns des sites analysés par les chercheurs de Zapomniane et photographiés par Aleksander Schwarz, qui, dans son cadrage et sa composition, veille à toujours placer le site funéraire au centre de son image du paysage, « témoin » de la Shoah. À Wożuczyn (au sud-est de Lublin), en novembre 1942, quelque 70 Juifs, travailleurs forcés d’une sucrerie, sont exécutés par des gendarmes allemands et des gardes polonais, puis jetés dans une fosse commune, repérée par géoradar en 2024 dans un champ, près d’une route. À Sulbiny (au sud-est de Varsovie) en juin 1944, 39 tailleurs et cordonniers juifs, travailleurs forcés pour l’armée allemande sont exécutés par la Gestapo et des gendarmes allemands. Localisée par l’histoire orale, leur fosse commune est retrouvée par inspection de terrain (2020) et LiDAR. Deux autres sites d’exécution en mai 1944 de plus d’une centaine de Juifs et de 70 polonais sont cités dans l’histoire orale. À Chroberz (région de Pińczów, au nord-est de Cracovie) l’automne 1943, une mère juive et ses trois enfants sont traqués et abattus par un policier polonais et un allemand, au bord de la rivière Nida. Le site funéraire, repéré par témoignages directs est marqué d’une matzevah en 2017. À Rajbrot (au sud de Cracovie) une jeune habitante juive est tuée dans la forêt voisine, où sa sépulture, localisée grâce au témoignage d’un descendant du villageois chargé de l’enterrer, est marqué d’une matzevah en 2022. Comme ne cesse de le souligner Aleksandra Janus, cette mémoire locale du meurtre, transmise à travers les générations, est le préalable indispensable à toutes les recherches menées par Zapomniane, sans elle les technologies modernes aussi révolutionnaires soient-elles ne suffisent pas à localiser les sépultures et les fosses communes enfouies dans les vastes paysages de la Pologne.

D’autres sites, connus depuis l’après-guerre, sont enfin commémorés à l’initiative de Zapomniane et de diverses collaborations, locales et internationales. À Szumowo (nord-est de Varsovie) en août 1941, 1500 juifs de la localité et des villages environnants sont exécutés par les allemands dans la forêt de Rząśnik, abattus en masse dans des fosses creusées par l’armée soviétique pour y construire des bunkers. Effectué sur base de témoignages et d’archives de l’après-guerre, le repérage par GPR identifie trois zones de charniers. Le site est l’objet d’une commémoration fin 2021, marqué d’une matzevah, réalisée par des élèves de l’école de Szumowo, et d’une stèle en granit inscrite aux noms des victimes connues. À Łęczna (près de Lublin) lors de la liquidation du ghetto local à l’automne 1942, un millier de Juifs sont fusillés et enterrés dans un ravin près de la synagogue, ou exécutés en d’autres lieux du village. Zapomniane repère quatre sites sur base de témoignages et d’archives. Marqué par une matzevah, le charnier voisin de l’ancienne synagogue est le lieu d’une commémoration, organisée fin 2022 avec la collaboration des autorités et de l’école locales et la lecture des noms de 252 victimes identifiées.

Présente à l’inauguration de l’exposition bruxelloise, la Urban Memory Foundation, basée à Wrocław, œuvre à la préservation et la commémoration du patrimoine juif de Breslau, le nom de la ville avant 1945. Fondé à l’initiative de jeunes Juifs, ce collectif de chercheurs, architectes, généalogistes, éducateurs et activistes, veut intégrer la mémoire juive dans l’espace urbain contemporain, favoriser la revitalisation des sites historiques et sensibiliser le public à la riche histoire juive de Wrocław et son patrimoine oublié. Ainsi, un projet récent évoque l’ancien cimetière juif de la rue Gwarna, disparu sous l’urbanisation moderne. En 2024, « Putting Things Back. Jewish Breslauers and Their Objects », exposait des objets venant de familles juives habitant Breslau avant la Shoah. Le collectif digitalise du patrimoine funéraire: scans en 3D de tombes du cimetière juif de Breslau et restitutions en 3D de pierres tombales endommagées. L’Urban Memory Foundation fait partie de l’Engaged Memory Consortium (EMC), réseau fondé en collaboration avec FestivALT (Cracovie) et la Fondation Zapomniane. Depuis sa création en 2020, l’EMC a mis en place plusieurs projets européens, explorant la mémoire historique et associant l’art et l’activisme pour faire revivre des lieux de mémoire juive, collaborant avec d’autres institutions européennes pour étendre son action au-delà des frontières polonaises et assurer la sauvegarde et la transmission du patrimoine juif, exhumant des pans entiers de l’histoire juive, effacés de la mémoire collective en Pologne et en Europe centrale.
Roland Baumann

Exposition « Archives du Paysage : un projet de recherche artistique sur les sites de l’Holocauste en Pologne » organisée par la Fondation Urban Memory (UMF) et la Fondation Zapomniane en collaboration avec l’Institut Polonais de Bruxelles, le CCLJ – Centre Communautaire Laïc Juif, le CEJI – A Jewish Contribution to an Inclusive Europe et la House of Norway.
Jusqu’au 28 février 2025 au CCLJ, rue de l’Hôtel des Monnaies 52, 1060 Saint-Gilles et à la Maison de Norvège, rue Archimède 17, 1000 Bruxelles ; visite gratuite en contactant au préalable le CCLJ et/ou la Maison de Norvège.
Pour en savoir plus
Fondation Zapomniane, rue Twarda 6, 00-950 Varsovie
https://zapomniane.org; Facebook/zapomniane
Institut polonais à Bruxelles https://instytutpolski.pl/brussels/2024/12/19/exposition-archives-du-paysage-un-projet-de-recherche-artistique-sur-les-sites-de-lholocauste-en-pologne-par-la-fondation-zapomniane/
Géoradar (GPR) https://fr.wikipedia.org/wiki/Radar_à_pénétration_de_sol
LiDAR https://fr.wikipedia.org/wiki/Lidar
Urban Memory Foundation (Wrocław) : https://urbanmemoryfoundation.org
Association Festivalt (Cracovie) : https://festivalt.com
Engaged Memory Consortium : https://difficultheritage.eu/
Pour en savoir plus sur les sites funéraires localisés et étudiés par la Fondation Zapomniane qui sont cités plus haut dans l’article, voir les liens ci-dessous renvoyant à l’excellent site bilingue (polonais, anglais) de Zapomniane : chaque page vous permet de localiser le site sur une carte de la Pologne, de découvrir les circonstances de l’assassinat des Juifs inhumés (en partie aussi leurs noms), les techniques et sources utilisées par les chercheurs de Zapomniane, différents documents téléchargeables, des photos… bref, de découvrir et d’analyser les fruits d’un remarquable travail de recherche historique et archéologique.
https://zapomniane.org/en/miejsce/wozuczyn-2/
https://zapomniane.org/en/miejsce/sulbiny-2/
https://zapomniane.org/en/miejsce/chroberz-grave-no-2/
https://zapomniane.org/en/miejsce/rajbrot-2/