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Suite à la publication de l’article sur le roman Les Prisonniers de la liberté, édité vendredi dans notre JMag, Luca di Fulvio nous a écrit. Il nous livre sa pensée, pertinente. Une analyse remarquable sur les conséquences du fascisme et du nazisme, qui sort des sentiers battus et qui va plus loin que les massacres et les crimes.
Il revient aussi sur son livre, Les Prisonniers de la liberté, pour lequel une partie de l’histoire lui laisse un doute…
Spontanément, après qu’il m’ait donné ses sources, j’ai reçu une longue lettre de sa part. Il ne cautionne, ni n’excuse les faiblesses et exactions de certains Juifs. Mais il a une observation forte et humaniste, à son image.
«Shalom Aleichem,
J’aime saluer mon interlocuteur en utilisant ce terme. Ici, à Rome, dans le vieux Ghetto, on le dit rarement. Les anciens survivants de la Shoah ne l’ont plus prononcé. Parce qu’une femme, Celeste Di Porto, tristement entrée dans l’Histoire sous le nom de Black Panther, a malheureusement collaboré avec les forces nazies et fascistes et a fait arrêter ses coreligionnaires pour collecter des primes sur les Juifs. Suivie délibérément par les forces fascistes et nazies, elle les saluait par un « Shalom» et quand ils lui répondaient, ils étaient arrêtés. «Shalom» évoque donc pour les Romains, des moments lugubres et indignes. Comme vous l’avez peut-être deviné, j’ai du sang juif, quoique très édulcoré. Et j’aime la culture juive.
Outre les histoires héroïques et dramatiques, j’aime rechercher les moments où les Juifs sont « humains », avec les faiblesses et les misères des humains, souvent contraints par la brutalité du monde dans lequel ils ont eu le malheur de vivre, de choisir le mauvais côté ou d’avoir à se battre pour leur vie par n’importe quel moyen. Vous connaissez sûrement l’histoire de Hertzko Haft, le jeune homme que les camps de concentration ont transformé en bête. Malheureusement, on parle peu de ces parias, de peur qu’ils ne jettent une lumière négative sur les Juifs. Au lieu de cela, je crois que ces histoires racontent encore plus la tragédie du nazisme et du fascisme. Leur incroyable violence. Leur pouvoir corrupteur, comme le cancer. Ce qui pourrait m’apparaître comme des « mauvais juifs », ce sont des gens qui n’avaient pas la force d’être, soit des victimes, soit des héros. Et je ne pense pas qu’on puisse demander à un être humain de ne pas être «misérablement humain».
J’ai rencontré un vieux maçon romain qui n’avait que 16 ans pendant la guerre. Il était chrétien. Sa famille a caché une famille juive. Lorsque les rafles ont commencé, Pietro (c’est le nom du maçon) a voulu sauver son camarade de classe de primaire. « Il n’était pas juif pour moi », m’a-t-il dit. « C’était juste mon ami. » Mais il y a une histoire plus dramatique à son sujet (qui n’a rien à voir avec le peuple juif). Avec d’autres garçons de la résistance romaine, il était toujours devant le Palais de Justice pour tenter de voler des armes à donner aux partisans. Un jour, l’un des gardes fascistes, voyant que le groupe de garçons s’en allait, dit : « Attends, on va peut-être tirer sur un prisonnier avant le déjeuner. Si on le fait, il y a son repas pour toi. » Et Pietro, 60 ans plus tard, les larmes aux yeux, m’a dit qu’il n’avait pas mangé depuis des jours et qu’il espérait avoir ce bol de nourriture. « C’est pourquoi je détesterai toujours le fascisme », m’a-t-il dit. « Parce qu’ils m’ont montré que moi aussi je pouvais devenir une merde. » C’est une histoire dramatique. Pietro a trouvé la force de partir ce jour-là, mais il n’a jamais réussi à se débarrasser du sentiment de culpabilité pour cette pensée qui s’était formée dans sa tête.
Je crois que la Mémoire doit aussi concerner ceux qui sont tombés en dessous. Car c’est le mal absolu dans lequel ils vivaient. Une force noire qui corrompait les âmes. C’est une violence inimaginable. Et pour cette raison, je pense qu’aujourd’hui nous avons le devoir de défendre tous les faibles. Pas pour qu’ils découvrent à quel point chacun de nous peut être lamentable, mais surtout pour ne pas faire partie de cette engeance!

Un choix délibéré et brutal!
Histoire très différente, bien sûr, de celle de Zwi Migdal. Là, les conditions d’un monde extérieur féroce n’affectaient pas le comportement. Les choix ont été faits librement par des gens brutaux et impies. Je voulais la raconter, parce qu’il me semblait absurde qu’une histoire aussi terrible ne soit pas connue. Mais ce n’est pas une histoire contre les Juifs. C’est une histoire contre la méchanceté de l’être humain que j’ai naturellement romancée car je ne suis pas historien ou essayiste. Mais je me suis posé une question en écrivant, et je ne cesse de la poser. Comment ont-ils pu prospérer aussi longtemps sans l’intervention de la société civile ? Parce que c’était un vaste réseau fondé sur la corruption, bien sûr, c’est la première réponse logique (et certainement vraie). Mais je m’interroge: la même chose se serait-elle produite si ces pauvres jeunes filles n’étaient pas juives? Sommes-nous sûrs que cette organisation d’horreurs aurait prospéré pendant 80 ans si les filles torturées, kidnappées, violées avaient été françaises ou anglaises ou italiennes ? Buenos Aires était un monde de prostitution, c’est sûr. Les proxénètes français ont prospéré pendant ces années. Mais c’étaient des proxénètes avec deux ou trois filles, traitées humainement (si être prostituée peut être considéré comme humain), qui recevaient leurs clients dans des «petites maisons» où elles avaient aussi une servante. Et de ce fait, (au-delà de la misère d’avoir à vendre leurs corps) elles n’ont pas été soumises à la terrible « usure » des corps des filles juives réduites en esclavage. Elles ont eu le privilège de vieillir, contrairement à ces filles. Avez-vous vu les dernières photos de Rachel Liberman? Elle avait 35 ans quand elle est décédée. Mais sur ces photos, elle ressemble à une femme de 60 ans. Une grand-mère, pas une mère. Ma question reste donc ouverte : sommes-nous sûrs que si elles n’avaient pas été juives, la société civile les aurait tolérées ? C’est une question douloureuse qui n’a pas de réponse mais seulement un doute. En tout cas le mien.
S’il vous plaît, transmettez mes salutations à toute la Communauté.»
Luca
Propos recueillis par Paule Gut
ERRATUM : une erreur s’est insérée dans l’article publié vendredi. C’est du port d’Hambourg que sont partis ces bateaux vers Buenos-Aires. Une grande partie de la noblesse juive italienne était, quant à elle, concentrée à Turin.
Article publié vendredi 1/04/2022 sur JMAG : « Les prisonniers de la liberté » :
https://maisondelaculturejuive.be/litterature/les-prisonniers-de-la-liberte-luca-di-fulvio-2019-pocket-900-pages/