« Moi ce qui m’a toujours paru bizarre, c’est que les larmes ont été prévues au programme. Ca veut dire qu’on a été prévu pour pleurer. Il fallait y penser. Il y a pas un constructeur qui se respecte qui aurait fait ça. »(…)
« Le bonheur est connu pour ses états de manque.(…) Le bonheur c’est une belle ordure et une peau de vache et il faudrait lui apprendre à vivre.(…) Le bonheur, il devrait y avoir des lois pour l’empêcher de faire le salaud. »
Signé Ajar, La Vie devant soi se voit couronné du Prix Goncourt en 1975. Le plus gros subterfuge de la littérature et un pied de nez aux bien-pensants qui estimaient Romain Gary vieilli et dépassé. « Une farce. Une renaissance pour l’auteur prestigieux qui voulut berner les critiques littéraires, leur prouver qu’ils ne savaient pas lire, pas le lire. Et il les a bien eus ces pisse-copie, ces « merdassiers » », peut-on lire dans l’Express de février dernier. Le roman est une exception dans l’histoire du Goncourt, parce que Gary était déjà le lauréat du prix en 1956 pour Les Racines du ciel. La plus grande claque pour le jury , parce que ce prix ne peut être attribué qu’une seule fois dans la vie d’un auteur. Seul Robert Gallimard, l’éditeur de Romain Gary était dans la confidence. La mystification ne fut révélée qu’après le suicide de Romain Gary en 1980.

La Vie devant soi est un roman exceptionnel et magistral. On se souvient l’avoir lu à l’école. Certains ont vu son inoubliable adaptation cinématographie réalisée par Moshe Mizrahi en 1977 avec Simone Signoret dans le rôle de Madame Rosa, la vieille femme juive. La comédienne obtiendra le César de la meilleure actrice, tandis que le film sera récompensé par l’Oscar du meilleur film en langue étrangère en 1978.
Sur la quatrième de couverture, on peut lire l’extrait suivant: « Histoire d’amour d’un petit garçon arabe pour une très vieille femme juive. Momo se débat contre les six étages que Madame Rosa ne veut plus monter et contre la vie parce que « ça ne pardonne pas » et parce qu’il n’est « pas nécessaire d’avoir des raisons pour avoir peur ».
A travers les yeux d’un enfant, Gary fait état de l’absurdité du monde et des gens qui l’habitent. L’histoire se passe dans les années 70, à Belleville , dans le quartier des prostituées, où se côtoient, Juifs, Arabes et Africains. Madame Rosa est une très vieille femme juive. « Elle s’était protégée de tous les côtés depuis qu’elle avait été saisie à l’improviste par la police française qui fournissait les Allemands et placée dans un Vélodrome pour Juifs. Après on l’a transportée dans un foyer juif en Allemagne où on les brûlait. Elle avait tout le temps peur, mais pas comme tout le monde, elle avait encore plus peur que ça. »
Madame Rosa est obèse : elle pèse 95 kg. C’est un corps où se confondent les seins et les fesses. Un corps abîmé par la vie. « Lorsqu’il n’y a plus personne pour vous aimer autour, ça devient de la graisse. »
La narration enfantine ajoute une valeur colossale au récit. Momo parle comme un gamin de dix ans non scolarisé, mais bien élevé, avec sa naïveté, un certain détachement parfois et des expressions bien à lui (et dont le contenu peut être lu dans d’autres romans de Gary). Mais le petit Momo a aussi une immense lucidité sur les hommes, les femmes et cette saloperie de vie que Gary décrit avec les yeux de l’enfance. La Vie devant soi est le premier roman français dont le narrateur est un enfant. Le premier du genre étant le cultissime Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee, prix Pulitzer 1961.
Le style, n’en parlons pas, il est unique et toujours aussi magique. D’autres, nombreux, en ont parlé et très bien. On y retrouve le Gary visionnaire, tendre, irrévérencieux, drôle, provocateur et effroyablement lucide.
La Vie devant soi est d’abord une très grande histoire d’amour et d’immense tendresse entre une ancienne et vieille prostituée juive, Madame Rosa et un jeune gamin arabe, Momo, dix ans, fils d’une putain qui ne vient jamais et d’un père dont l’absence est énigmatique. Madame Rosa est la nourrice et la protectrice du môme et de nombreux enfants de filles « qui se défendent », comme dit Momo.
L’ennemi, c’est l’escalier et ses six étages que Madame Rosa doit monter. Les amis, ce sont les voisins, hauts en couleurs, débordant solidarité, de bienveillance et d’amitié, offrant sans compter soutiens moral et physique. Chacun est attachant.

L’autre ennemi ce sont les souvenirs de plus en plus présents, d’Auschwitz et d’Hitler qui rongent l’esprit et le cœur de Madame Rosa. Plus le roman avance, plus ses réminiscences lui entachent la mémoire. Le contraste est renversant ! Plus Madame Rosa se souvient, plus son cerveau se désactivera progressivement de tout le reste…
La Vie devant soi, c’est aussi la description de la condition des prostituées en France en 1970. Un métier incompatible avec le fait d’être mère selon l’administration française. Alors il faut se taire et se cacher, ne pas être dénoncé, afin que les enfants ne soient pas placés par l’assistance publique dans des foyers ou familles d’accueil. Madame Rosa protège ces putes-mères et leurs fils.
Mais le roman est aussi un violent pamphlet pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Gary est contre les souffrances physiques qui ne permettent plus de vivre d’une manière décente, honorable. Il est contre l’acharnement thérapeutique quand le cerveau commence à s’éteindre d’étage en étage. Ce livre est un plaidoyer virulent pour le droit de mourir dans la dignité humaine. «(…) une vieille juive qui n’en pouvait plus et qui me faisait mal et me donnait l’envie de crever chaque fois que je la voyais dans cet état. Si Madame Rosa était une chienne, on l’aurait déjà épargnée mais on est toujours beaucoup plus gentil avec les chiens qu’avec les personnes humaines qu’il n’est pas permis de faire mourir sans souffrance. »
La quatrième de couverture le dit en fin de texte : « Le petit garçon l’aidera à se cacher dans son « trou juif », elle n’ira pas mourir à l’hôpital et pourra ainsi bénéficier du « droit sacré des peuples à disposer d’eux-mêmes » qui n’est pas respecté par l’Ordre des médecins. Il lui tiendra compagnie jusqu’à ce qu’elle meure et même au-delà de la mort. »
« Elle disait qu’en France on était contre la mort douce et qu’on vous forçait à vivre tant que vous en étiez encore capable d’en baver. » Vous avez entendu cette phrase maintes fois répétées dans les débats français. Et pourtant ! Elle a été écrite en 1975 par Gary qui fait dire ça par Madame Rosa !
Ne passez pas à coté de ce chef-d’œuvre. Heureux celui qui va rencontrer Madame Rosa, Momo, Madame Lola, Monsieur Hamil, Kadyr et les autres.
A lire, à relire, à offrir. Ce sont les vacances. Faites (-vous) plaisir.
Paule Gut
La Vie devant soi, Romain Gary ( Emile Ajar) – Mercure de France, 1975, ici Collection Folio, 1982, 282p.
Pour aller plus loin :
https://www.youtube.com/watch?v=wlTGp7qlJiE&ab_channel=LaGrandeLibrairie