Naquele Dia em Lisboa – Uma fotografia de Daniel Blaufuks : images de l’exil juif à Lisbonne
Présenté en mai dernier au festival international du cinéma indépendant IndieLisboa, le court-métrage « Ce jour-là à Lisbonne – Une photographie de Daniel Blaufuks » est réalisé à partir de
séquences de film tournées en 1940 par le cinéaste juif allemand Eugen Schüfftan à Lisbonne, port neutre et voie d’accès privilégiée pour les réfugiés fuyant l’Europe nazie vers l’Amérique. Daniel Blaufuks a retrouvé les quelques bobines de films de Schüfftan au Centre de conservation de la cinémathèque portugaise – ANIM (arquivo nacional das imagens em movimento). Les quelques minutes de pellicule filmées au centre de Lisbonne par le cinéaste exilé sont le matériau du travail plastique de Blaufuks qui manipule la vitesse de défilement des images. Le ralenti permet de distinguer l’un ou l’autre passant, de mieux voir les mouvements de la foule,… favorise la contemplation du champ de l’image. Certaines sections de film sont colorisées par l’artiste. Les premiers plans, tournés à bord d’un véhicule, sur la place du Rossio, montrent les vendeuses de fleurs autour des fontaines, le passage des voitures, des tramways d’où descendent et montent les passagers… Des passants se tournent vers la caméra… Une longue séquence filmée du haut d’un immeuble de la rue Garrett, en vue plongeante, s’attarde sur la foule qui se presse sur les trottoirs, tandis que s’écoule le trafic automobile. Un long solo piano, de Marco Franco, donne aux images un ton mélancolique. Comparant son film à une photographie dilatée dans le temps, Blaufuks invite le spectateur à une expérience visuelle, à fixer son attention et imaginer la réalité lointaine que documentent ces images. prises au coeur de Lisbonne, dans des lieux devenus aujourd’hui des incontournables du voyage à Lisbonne et que traversent les masses de touristes. Le narrateur, Bruno Ganz, cite en allemand des textes d’Alfred Döblin, Arthur Koestler, Hans Sahl et Erika Mann, évoquant l’arrivée à Lisbonne de milliers de réfugiés, principalement juifs, et leur attente du « bateau de sauvetage qui les emmènera d’ici, n’importe où, pourvu que ce soit loin”.

Eugen Schüfftan (1893 -1977) est peintre à Berlin où il s’intéresse au cinéma et en particulier aux effets spéciaux. Son «effet Schüfftan », combine un dispositif de miroirs avec des maquettes de décor et les acteurs, donnant l’impression d’un cadre aux constructions gigantesques, comme dans Metropolis (1927) de Fritz Lang. Schûfftan devient directeur de la photographie de nombreux films. La montée du nazisme met fin à sa carrière en Allemagne. Réfugié en France, il y dirige la photographie pour des films de Marcel L’Herbier, Max Ophüls et surtout Marcel Carné (Drôle de drame, Le Quai des brumes). Exilé à New York, et devenu citoyen américain, « Eugene Shuftan » poursuit après-guerre sa carrière de directeur de la photographie aux États-Unis, en France et en Suisse, notamment sur des films de Georges Franju, Jean-Pierre Mocky et Robert Rossen. Pour L’Arnaqueur (The Hustler, 1961) de Rossen, Shuftan obtient l’Oscar du meilleur directeur de la photographie. On ignore dans quel contexte il tourne ces quelques bobines de film à Lisbonne en 1940.

Un grand protagoniste de l’exil juif au Portugal est Aristides de Sousa Mendes (1885-1954). Juste parmi les Nations (1966), ce consul portugais de Bordeaux désobéit aux ordres du dictateur António de Oliveira Salazar en octroyant des visas pour le Portugal à des milliers de Juifs et autres réfugiés en juin 1940. Châtié par Salazar et mort dans la misère, ce catholique courageux, devenu mondialement célèbre, a été honoré par l’État portugais le 19 octobre 2021 au panthéon national de Lisbonne. L’histoire du consul de Bordeaux est liée aux mémoires de la Deuxième guerre mondiale en Belgique: Albert de Vleeschouwer, ministre belge des Colonies en 1940, en fuite avec sa femme et ses enfants, obtient des visas d’Aristides qui loge toute la famille dans sa propre maison à Cabanas de Viriato, avant leur départ du Portugal. Le jeune ministre libéral Marcel-Henri Jaspar, dont l’épouse est juive, bénéficie lui aussi du visa portugais et gagne Londres où dès le 23 juin, à la radio, il appelle les Belges à la résistance. De même, l’ancien premier ministre Paul Van Zeeland, David et Alice Van Buuren, tout comme la grande duchesse Charlotte de Luxembourg… et de nombreux réfugiés juifs, gagnent le Portugal grâce aux visas signés par Aristides de Sousa Mendes, consul en poste à Anvers en 1929-1938. L’été 2022 au palais de la citadelle de Cascais, l’exposition Portugal et Luxembourg – pays d’espoir en temps de détresse, crée à l’initiative de l’asbl MemoShoah Luxembourg, rappelait le rôle décisif d’Aristides de Sousa Mendes dans le sauvetage de nombreux Juifs du Luxembourg fin juin 40. Lorsque les nazis décrètent l’expulsion des Juifs restés au Luxembourg, le consistoire israélite organise des convois de réfugiés vers le Portugal. Salazar impose des conditions d’accueil restrictives aux réfugiés juifs, obligatoirement en transit, dans l’attente de visas pour l’Amérique. Début novembre 1940, un train avec quelque 300 Juifs du Luxembourg est arrêté par les autorités portugaises à la gare frontalière de Vilar Formoso et renvoyé en France. Beaucoup seront plus tard arrêtés et assassinés.
À Lisbonne, le HICEM-HIAS et le Joint (American Jewish Joint Distribution Committee) collaborent pour fournir aux réfugiés des billets et des informations sur les visas et les transports, et les aider à s’embarquer, souvent sur des navires portugais neutres. La Hebrew Immigrant Aid Society – HIAS, est une société d’aide aux immigrants juifs est fondée en 1881 suite aux pogroms dont sont victimes les Juifs en Russie impériale. En 1904, la HIAS ouvre un bureau à Ellis Island pour y faciliter l’entrée légale des immigrants juifs aux États-Unis. Après la Première Guerre mondiale, lorsque l’antisémitisme explose en Europe de l’Est, des agences juives, tel que le Joint, y procurent aux Juifs persécutés du ravitaillement, des vêtements et des médicaments, tandis que les organisations du réseau mondial de la HIAS les aident à émigrer aux États-Unis, Canada, etc. En 1927, la HIAS fusionne avec deux autres associations (JCA et Emigdirect) et devient le HICEM. Le 26 juin 1940, Salazar autorise le transfert du principal bureau européen du HICEM, de Paris à Lisbonne. Moisés Bensabat Amzalak, leader de la communauté juive de Lisbonne et jouissant de l’estime du dictateur aurait convaincu celui-ci d’autoriser ce transfert.

Artiste plasticien, photographe et vidéaste portugais réputé, Daniel Blaufuks (1963-) est né à Lisbonne dans une famille de Juifs allemands. Toute son oeuvre tourne autour des rapports entre photographie et littérature, mémoire intime et mémoire collective. Son film Sob céus estranhos – uma história de exílio (« Sous des cieux étranges – une histoire d’exil », 2002), accompagnant un livre photo bilingue (portugais et anglais) relate l’odyssée de ses grands-parents, originaires de Francfort et de Magdebourg. Histoire visuelle et méditation poétique sur le sentiment de diaspora et l’exil juif au Portugal où les autorités considèrent la majorité des réfugiés juifs comme des suspects et indésirables en transit, assignés à résidence en attente de leur embarquement. Anticommuniste, Salazar sympathise avec l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie, mais reste attaché aux liens historiques du Portugal avec la Grande-Bretagne et après 1942-1943 adopte une attitude plus favorable aux Alliés, tout en décrétant un dueil national à l’annonce de la mort de Hitler! Au contraire de la plupart des réfugiés juifs en transit, les grands-parents de Daniel s’établissent à Lisbonne. Daniel y passe sa petite enfance dans le même immeuble qu’eux, entouré des traces matérielles de leur expérience de réfugiés. Photographiant certains de ces souvenirs, puisant des images dans les films d’époque ou les films familiaux, citant des extraits de mémoires et de textes de réfugiés, des récits de membres de sa famille et reproduisant des documents d’archives, Blaufuks réalise un chef-d’oeuvre retraçant de manière très personnelle l’exil juif au Portugal. Parmi ses nombreux travaux photo et vidéo, citons Terezin (2010), autre temps fort d’une oeuvre consacrée à des thématiques mémorielles. Photographiant l’ancien camp de Theresienstadt, Blaufuks réalise aussi un film expérimental à partir des fragments conservés du film de propagande nazi « Le Führer offre une ville aux Juifs » (1944). Dans Judenrein (2018) Blaufuks utilise les images d’une bobine de film amateur tourné en Pologne et achetée sur e-bay pour évoquer le passé anéanti d’un shtetl, ensanglanté par un pogrom après la Shoah et aujourd’hui vide de Juifs. Dans la villa que firent construire ses grands-parents à Birre, à côté de Cascais, la célèbre station balnéaire proche de Lisbonne, Blaufuks conserve les photos de famille, les jouets que fabriquait son grand-père, sa propre collection d’objets mémoriels hétéroclites; accumulation de souvenirs d’un artiste hanté par les mémoires de l’exil.
Roland Baumann
Pour en savoir plus :
Le site de Daniel Blaufuks
MemoShoah Luxembourg
MemoShoah, catalogue de l’exposition Portugal et Luxembourg – pays d’espoir en temps de détresse
https://fr.wikipedia.org/wiki/Eugen_Schüfftan : Seule la version espagnole de cet article wikipedia mentionne que ce cinéaste était juif!
https://fr.wikipedia.org/wiki/Aristides_de_Sousa_Mendes
https://fr.wikipedia.org/wiki/Société_d ’aide_aux_immigrants_juifs
Pour se plonger dans l’histoire de l’exil juif à Lisbonne en 1940 nous recommandons l’essai de Patrick Straumann, Lisbonne : ville ouverte, Éditions Chandeigne, 2018 https://editionschandeigne.fr/livre/lisbonne-ville-ouverte/