Fidèle de La Ghriba, lisant des Tehilim
L’île de Djerba abrite une des dernières communautés juives du Maghreb. À Tunis et dans le reste du pays, synagogues et cimetières juifs sont le plus souvent à l’abandon, mais la communauté juive de Djerba résiste aux tribulations de l’histoire.
Chaque année lors du Lag BaOmer, la synagogue de la Ghriba attire à Djerba des milliers de pèlerins issus de la diaspora juive tunisienne, en France ou en Israël. Fort marqueur identitaire, ce pèlerinage est un temps de réunion familiale et communautaire : « faire la Ghriba » c’est retrouver ses racines, vivre une communauté éphémère soudée par la pratique religieuse et la joie festive. Nombre de Tunisiens non-juifs et de touristes étrangers se joignent à cette fête juive, célébrée au début de la saison touristique et qui, selon le discours officiel tunisien, témoigne d’un pays ouvert et tolérant, où coexistent Juifs et Musulmans.
Selon l’orientaliste Nahum Slouschz (Un voyage d’études juives en Afrique, 1909), le mot arabe ghriba, « étrange », nommait aussi d’autres synagogues en Algérie et en Libye. Proche du village de Hara Sghira, qu’habitent surtout des Cohanim, la Ghriba de Djerba, tout comme ces synagogues homonymes du Maghreb, serait un sanctuaire antique fondé par des prêtres juifs. La vénération de populations locales berbères pour ces lieux de culte prouverait leur origine antéislamique. Selon la légende, fuyant la destruction du Temple de Jérusalem (586 av.J.-C.), des Cohanimse réfugient à Djerba et édifient une synagogue, y encastrant des fragments d’une porte du Temple qu’ils ont pu emporter avec eux. D’après une autre légende: une jeune « étrangère » solitaire s’installe dans une hutte, sur une colline proche de Hara Sghira. Une nuit, sa cabane prend feu. Personne ne vient à son secours. Le lendemain, les villageois découvrent son corps intact et comprenant qu’il s’agit d’une sainte, lui élèvent un sanctuaire. Ce second « mythe d’origine » de la Ghriba ne précise pas si la « mystérieuse » étrangère était ou non juive. Pour Slouschz, vers 1900, la Ghriba de Djerba est une sorte de « Lourdes juive ». Les festivités de la Ghriba débutent le 14 du mois d’Iyar, en commémoration de Rabbi Meïr baal Haness, et se terminent le 18, fête du Lag Ba’Omer, célébrant Rabbi Shimon bar Yohaï et d’autres Justes (tsadikim). Le rayonnement du pèlerinage à la Ghriba s’accentue dans l’entre-deux-guerres. Des bateaux transportent à Djerba les pèlerins de Tunisie, de Lybie, d’Égypte et de Grèce. Aujourd’hui, la littérature touristique présente Djerba comme « une terre bénie » où coexistent « aujourd’hui en harmonie judaïsme, christianisme et islam ». Pourtant la Ghriba a été touchée par le terrorisme. En 1985, un soldat tunisien chargé de la sécurité du sanctuaire y ouvre le feu, faisant cinq morts. Après une période de crise et de peur, le pèlerinage reprend de l’ampleur, attirant jusqu’à 10 000 visiteurs. Le 11 avril 2002, un camion-citerne rempli d’explosif saute devant la synagogue. Cet attentat, attribué à Al-Qaïda, fait 19 morts (dont 14 allemands) et une trentaine de blessés. Le pèlerinage s’accompagne dès lors d’un vaste déploiement sécuritaire. Interrompu en 2020 et 2021 par la pandémie du covid-19, il reprend en 2022.

L’espace de la Ghriba
L’espace du festival de la Ghriba se divise de part et d’autre d’une allée centrale : à gauche vers la synagogue, à droite vers l’oukala, l’ancien caravansérail. Dans la synagogue, une première grande salle grouille d’activités : prières et rites marqués par la consommation d’eau-de-vie (bûkha), de biscuits et de fruits secs. D’autres rites sont plus individuels, tels l’allumage de cierges devant deux longs brûloirs et la prière au mur de l’Arche (Hekhal), à la base duquel une petite porte permet d’accéder à la grotte où seraient enterrés les reliques du corps de la ghriba et les fragments de la porte du Temple. Des pèlerins viennent prier contre ce mur où sont exposés sous verre de nombreux ex-votos en argent gravé et dont les formes variées montrent certains symboles populaires chez les musulmans (poisson, Hamsa, etc.). Des bouts de papier inscrits de vœux sont glissés dans les fentes des portes de l’Hekhal. Des femmes inscrivent sur des œufs de poule leurs vœux et les noms de proches. Puis, elles font la queue devant la petite porte de la « grotte » de la Ghriba pour se glisser une par une dans cet espace très étroit et y déposer leurs œufs votifs. La caméra, l’appareil photo et surtout le smartphone sont au cœur de l’acte rituel. La femme photographie les œufs et les cierges qu’elle dépose dans la grotte après avoir prié. Ou bien elle téléphone à ses proches en France ou en Israël et partage en direct son expérience. Miracles de l’imagerie numérique !
Le caravansérail, ou oukala, destiné à l’origine à loger les pèlerins, s’articule autour d’une vaste cour à portique, décorée d’une multitude de petits drapeaux tunisiens. Théâtre des festivités du pèlerinage, on y trouve des étals de souvenirs plus ou moins religieux et de la restauration kasher : grillades et plats traditionnels de la cuisine juive tunisienne. Dans l’après-midi, l’oukala grouille de monde, d’odeurs et de convivialité. Chants et danses sont ponctués de harangues et de discours. En principe, seuls les hommes dansent en public, mais aujourd’hui parmi la foule on voit aussi de petits groupes de femmes improviser de brèves chorégraphies. Un temps fort des festivités dans la cour centrale de l’oukala est la vente aux enchères des rimomim, ornements de la Torah qui sont placés ce jour-là au sommet de la Menara, chandelier monumental dont le décor des cinq étages évoque les rabbins honorés, les patriarches, les tables de la loi et les douze tribus d’Israël. Les femmes y accrochent de nombreux foulards votifs, tandis que montent les enchères des rimonim dans une atmosphère exceptionnelle de convivialité, d’humour et de musique. En fin de journée, la Ménara, fixée sur un chariot est sortie en procession de l’oukala et de l’enceinte du sanctuaire. Cette procession se rendait jadis à Hara Sghira. Aujourd’hui, elle fait vite demi-tour et ne sort pas du périmètre gardé par les forces de sécurité et leurs blindés. Elle se termine avec l’entrée de La Ménara dans la synagogue où elle est illuminée par des dizaines de cierges.

Dans l’oukala lundi 8 mai en fin d’après-midi, des orateurs de marque se succèdent sous les applaudissements de pèlerins : Marek Halter, Hassen Chalghoumi, et surtout René Trabelsi, distingué djerbien, ministre du tourisme tunisien en 2018-2020, dont le public applaudit à tout rompre les remerciements qu’il adresse aux membres des forces de sécurité (police, garde nationale, armée) et aux autorités tunisiennes pour la protection du pèlerinage de la Ghriba. Notons que ce dispositif sécuritaire limite l’accès des Djerbiens et Tunisiens non-Juifs au site durant le pèlerinage. Nombre de musulmans participent en effet au festival juif. On voit ainsi à la Ghriba des femmes musulmanes déposer dans la « grotte des miracles » les œufs sur lequel elles ont inscrit des vœux, avec l’espoir de les voir exaucés dans l’année. Quelle que soit leur religion, des femmes partagent des attentes et des désirs communs : enfanter, guérir, prospérer, etc. À côté de ces pratiques silencieuses, les propos des pèlerins expriment souvent un idéal de fraternité judéo-musulmane, faisant écho aux discours officiels de l’un ou l’autre ministre tunisien venu rehausser le festival de sa présence, voire de représentants du corps diplomatique en visite à la Ghriba, telle cette année Deborah Lipstadt, envoyée spéciale du président Joe Biden pour combattre l’antisémitisme et améliorer la surveillance de l’île.
Après l’attentat…
Comme vient de le rappeler l’attentat du 9 mai 2023, survenu en fin de pèlerinage, le vaste déploiement des forces de sécurité aussi important soit-il ne suffit pas à écarter totalement la menace terroriste. Deux pèlerins morts, d’autres blessés et toute une communauté juive tunisienne bouleversée par l’attentat que le président Kaïs Saïed se contente d’imputer à un « criminel » voulant « déstabiliser le pays » et « saboter la saison touristique » ! Au lendemain de la tragédie, le chef de l’État ne s’est pas rendu à Djerba et c’est le ministre du tourisme qui
a fait le tour des grands hôtels de l’île pour rassurer les pèlerins. On comprend que dans ce contexte, le futur du pèlerinage juif de Djerba semble incertain, du moins en tant que grand symbole du « vivre ensemble » dans la paix et la fraternité, « entre Juifs et Arabes ».
Roland Baumann
Pour en savoir plus
Reportages vidéo et podcasts réalisés par Lise Benkemoun et David Benaym de Radio Judaica durant le pèlerinage de la Ghriba 2023sur https://radiojudaica.be/
Dionigi Albera et Manoël Pénicaud, « La synagogue de la Ghriba à Djerba. Réflexions sur l’inclusivité d’un sanctuaire partagé en Tunisie », Les Cahiers d’Outre-Mer 274 | Juillet-Décembre 2016. Voir http://journals.openedition.org/com/7881
https://fr.wikipedia.org/wiki/Synagogue_de_la_Ghriba_(Djerba)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Cohen_(judaïsme)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Juifs_berbères
https://fr.wikipedia.org/wiki/Lag_Ba’omer
https://fr.wikipedia.org/wiki/Meïr_baal_Haness
https://fr.wikipedia.org/wiki/Shimon_bar_Yohaï
https://fr.wikipedia.org/wiki/Arche_sainte_(synagogue)