LES PRISONNIERS DE LA LIBERTE Luca Di Fulvio-2019, Pocket 900 pages.

Des historiens juifs cruellement absents face à des crimes extrêmement violents.

Luca di Fulvio est un conteur hors pair. C’est un virtuose italien du roman historique. Ce grand amoureux et admirateur de la Femme, nous offre, une fois de plus, une évasion et des émotions garanties, des nuits blanches et un moment de lecture jouissif. Avec Les Prisonniers de la liberté, il réussit dès les premières pages à nous emporter jusqu’à la toute fin, dans une aventure lourde, difficile, dangereuse et d’une violence extrême, parfois insupportable. L’horreur y est racontée avec la beauté, la légèreté et la poésie qui caractérisent son écriture. C’est toute la luminosité et l’élégance de l’Italie qui s’invitent dans sa plume.

Il y deux manières de raconter le roman. Le premier en résumant la trame et en expliquant les codes habituels que l’on retrouve chez cet auteur.

Ainsi on parlera de trois personnages principaux, autour desquels rode une faune d’individus sinistres ou sympathiques. Des rencontres, pertes de vue, hasards, le tout sur fond d’une histoire d’amour à l’Arlequin, mais qui ne nuit en rien au roman. Et puis il y a toujours chez Di Fulvio, des héroïnes. Des femmes qui combattent pour leur liberté et contre les codes de conduite, les obligations et devoirs qu’on leur impose.

L’auteur déclare d’ailleurs que ce livre est « un récit qui parle des femmes, de leur force et du sentiment d’autonomie plus fort chez elles, que chez les hommes. Précisément, parce qu’elles n’ont jamais connu la liberté qu’ont toujours eu les hommes . » On y trouve trois personnages principaux. Raquel, Rosetta et Rocco. Trois prénoms choisis parce qu’ils commencent par un R, comme « Renaissance ». Ils refuseront le destin qui leur est assigné. Et pour « renaître dans une nouvelle vie », ils changeront de monde. Raquel quittera la misère de son schtetl en Russie et son destin de juive pauvre et persécutée. Rosetta sacrifiera tout pour partir loin du monde machiste sans aucun droit qui l’attend. Rocco fuira la mafia à laquelle il doit se soumettre. Comme beaucoup d’immigrés au début du 20e siècle, ils iront à Buenos-Aires, mais la fin du voyage ne correspond pas à leurs attentes. L’herbe n’y est ni plus verte, ni plus digeste. Jamais Di Fulvio n’aura mis tant de violence et d’horreurs comparativement au Gang des rêves ou aux Enfants de Venise, lus aussi. De nombreux passages sont à vomir tant ils sont insoutenables. L’auteur est un habitué des liens invisibles qui se tissent. Ainsi les personnages, se croisent, se perdent, se rencontrent jusqu’à la surprise finale. Et comme pour ses précédents romans, on regrette que ce soit déjà si vite terminé.

L’autre angle de vue est historique et méconnu. C’est le destin tragique que subirent ces centaines de milliers de très jeunes Juives venues de leur schtetl de Russie et de Pologne, où tous crevaient de faim et de froid. Des filles entre 13 et 18 ans, encouragées par leurs parents à suivre des hommes juifs prometteurs d’espoirs et d’un avenir meilleur, quand elles n’étaient pas enlevées ou vendues. Elles sont officiellement destinées à des mariages cacher avec de jeunes hommes aisés et charmants ou à devenir domestiques auprès de bonnes familles juives en Argentine.

Il n’en fut rien ! Dès leur arrivée dans le bateau et durant les quinze jours de voyage, elles vont être enfermées et traitées comme du bétail. Leur formation d’esclaves sexuelles sera faite dans la calle du bateau, durant la traversée entre Turin et Buenos Aires. H24, elles seront violées et violentées par le capitaine et son équipage pour leur apprendre leur futur métier.

Arrivées sur place, elles seront exposées sur des estrades et vendues comme du cheptel. Elles deviendront de véritables objets sexuels, obligées qu’elles seront de faire quotidiennement septante passes à deux pesos et un minimum de trois-cent cinquante passes par semaine, dans une ville qui compte peu de femmes pour beaucoup de d’hommes. Elles subiront toutes les perversions, déviances et tortures sexuelles. Leur liberté est la mort. Leurs maquereaux : La Societad Israelita de Soccoros Mutuos Varsovia.

En fin de livre, l’auteur note : « La Societad Israelita de Soccoros Mutuos Varsovia, a réellement existé de 1860 à 1939. En 1929, l’Ambassade de Pologne a entamé une action officielle pour faire retirer le nom de Varsovie de sa raison sociale, ce qui atteste que le monde entier connaissait l’existence de cette organisation criminelle. Rebaptisée Zwi Migdal, en hommage à son fondateur, l’association a continué dix ans encore à exploiter ses deux mille bordels et à renouveler en permanence trente mille jeunes filles que décimaient la mort, la maladie, les fausses couches et les suicides. Zwi Migdal garantissait des revenus de cinquante millions de dollars par an et personne n’a décidé d’y mettre un terme, jusqu’à ce que Raquel Liberman, une ancienne prostituée révèle publiquement les exactions de l’organisation. Il n’était plus possible de détourner les yeux. Les dirigeants de Z.M ont été arrêtés, jugés et ont disparu. Personne ne sait s’ils ont réussi à s’échapper ou s’ils ont été graciés, mais leur commerce s’est poursuivi au Brésil et aux Etats-Unis. » Et de nous rappeler que « rien n’a changé et que nous détournons les yeux des esclaves sexuelles venues d’Europe de l’Est ou d’Afrique, exposées comme des marchandises sur les trottoirs. »

Pourquoi ce silence ?

Lectrice de forts nombreux romans et ouvrages à caractère juif, j’ai été moi-même abasourdie et médusée, très choquée même, de n’avoir jamais rien lu, vu, entendu sur ce sujet, au point d’en ignorer totalement son existence. Le découvrir dans un roman sur l’immigration en Amérique du Nord, écrit par un auteur italien non juif n’a fait qu’augmenter ma surprise et mon envie d’en lire plus. C’est donc tout naturellement que j’ai « googlé ». J’ai tapé le nom de l‘organisation. Une courte page en parle sur Wikipédia, mais l’article ne cite pas suffisamment ses sources. On y apprend que les rufians étaient des criminels ashkénazes exclus de leurs communautés. Que loin du proxénétisme classique, ce réseau s’inscrit dans le flux migratoire dû à la fuite des pogroms, de la pauvreté, de l’antisémitisme. Les liens des trois premières pages de Google sont en espagnol, en italien et renvoient surtout au livre de Di Fulvio. Le lien vers « La traite des Blanches en Argentine » mène vers le trafic découvert en 2012.
Je tape alors « Bordel , juives, Amérique du Sud ». Et là, je ne trouve en français qu’un article traduit du journal Der Spiegel, daté de 2013 et traduit par Slate.fr . La fin de l’article est sans espoir d’une reconnaissance quelconque. Harissa.com, Dafina.net et d’autres journaux virtuels reprennent tel quel l’article allemand. Ma surprise devient écœurement et répulsion face à ce passage historique, qui ne contient quasi aucun ouvrage et passé sous silence, alors que nombreux savaient.
Je cherche ensuite sur Amazon, le N.Y du Net où on trouve tout. Nouvelle surprise : un livre américain et deux espagnols. Les autres renvoient au roman en version italienne. Rien, absolument rien en français ! Ni roman, ni ouvrage historique. Rien sur YouTube. Je ne trouve pas non plus d’émission en télévision ou en radio. Je suis dégoûtée !

Mais quelles étaient dès lors les sources de Luca Di Fulvio ? Comment était-il au courant d’un fait historique passé sous silence ? Il me raconte : « J’avais trouvé des articles sur Rachel Liberman. J’ai interrogé un professeur argentin rattaché à l’ambassade d’Argentine. Mais effectivement, il n’y a pas grand-chose. Je trouvais donc incroyable qu’on ignore des faits aussi terribles que ceux-ci. »

C’est donc tout naturellement que j’ai écrit « Rachel Liberman prostituée » sur mon navigateur. Euréka ! Les sources sont nombreuses. Elles sont écrites et orales. (voir lien infra vers l’émission radiophonique Podcast.)

J’ai la nausée… Les Juifs argentins savaient ! Dès le début. Ces jeunes prostituées, qui mourraient très jeunes, n’étaient plus « cacher ». La communauté juive de Buenos-Aires a même construit un cimetière juif exclusivement pour elles, certes juives, mais impures ! Les Juifs d’ailleurs savaient aussi. Des milliers de filles disparaissent pendant près de 80 ans et ça n’étonne personne ?? Le monde entier n’a plus pu le nier après la décision de la Pologne qui rendit l’affaire sur la place publique en 1929 !

Et pourtant ! Le monde juif se tait depuis près de 160 ans sur des exactions commises par son propre peuple sur son propre peuple. Seul un romancier historique italien, dont la renommée dépasse les frontières a sorti cette histoire sordide de l’anonymat dans laquelle elle était plongée.

C’est une ignominie. Un mensonge par le silence. Une insulte au devoir de Mémoire dont nous avons fait un de nos slogans.

« Aujourd’hui il reste cette tache indélébile pour tous ceux qui savaient. » Luca Di Fulvio

Un roman magistral, flamboyant, inoubliable.

J’ai honte ! La Maison de la culture juive et J-Mag aussi !

Paule Gut

Pour aller plus loin
https://podcast.ausha.co/la-petite-histoire-prod-la-fabrik-audio/raquel-liberman-la-prostituee-qui-a-fait-tomber-la-mafia
https://www.slate.fr/lien/75930/quand-des-milliers-de-juives-etaient-envoyees-dans-des-bordels-en-amerique-du-sud?amp https://www.senscritique.com/livre/Les_prisonniers_de_la_liberte/39569471
https://fr.wikipedia.org/wiki/Luca_Di_Fulvio

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