Le JMAG de cette semaine est une recension de trois livres, trois façons de vivre et d’exister en tant que juif en Pologne au travers du 20ème siècle. Avant, pendant et après la Seconde Guerre Mondiale.
Wolf Wievorska – Est et Ouest suivi de Déracinés. Points. P6125
Josef Osman – Anszel le sourd de la rue Mila. Ed. le Lys Bleu. 2022
Mikolaj Grynberg – Je voudrais leur demander pardon mais ils ne sont plus là. Actes Sud 2023.
Wolf Wievorska – Est et Ouest suivi de Déracinés. Points. P6125
Ici encore, le Paris d’entre- deux- guerres est le décor de ces nouvelles.
Mais il n’est pas question de la Ville Lumière ou encore de la déclaration d’amour adressée par Joséphine Baker dans une célèbre chanson.
Dans ces brèves vignettes, où l’intrigue est ramassée en très peu de mots, avec une chute aussi brutale qu’inattendue, est décrit le Paris des pauvres hères, déambulant dans Montparnasse à la recherche d’un asile de nuit, traînant honteusement leur pauvreté, prêts à toutes les compromissions pour un peu d’amour, de chaleur et un bon plat fumant sur une table. Loin d’être accueillante, Paris suscite chez un protagoniste une nostalgie douloureuse du Shtetl, dont les carcans familiaux liés à une tradition rigide et desséchée avaient pourtant motivé le départ. Un artiste en quête de reconnaissance se met en ménage avec une femme qu’il n’aime pas.Il éprouve cependant une étrange jalousie à l’égard de son ancien amant et en tire paradoxalement son inspiration créatrice.
Un jeune couple amoureux se dispute à propos de divergences politiques inconciliables. Une bourgeoise installée méprise secrètement les origines familiales modestes de son époux.
Une mère de famille découvre la rivalité amoureuse chez la propre fille, ce qui fait voler en éclats l’illusion d’une harmonie.
Loin d’être une figure sacrificielle, elle revendique fièrement l’expression de sa sensualité.
Un asile de nuit abrite une faune interlope qui n’est pas sans faire penser aux brigands d’Isaac Babel dans Les Contes d’Odessa.
A la différence que les voyous de Babel sont chez eux dans le quartier de la Moldavanka et déploient sans vergogne leur violence flamboyante jouissant de la protection clanique qu’offre leur sauvage tribu.
L’émigré ne possède pas cet atout. Il se contente de trafics minables qui lui permettent juste de ne pas mourir de faim.
De ce monde grouillant où se côtoient rares privilégiés et prolétaires, le langage est rude. les échanges n’épargnent aucun protagoniste. Se dégage une impuissance désabusée prisonnière d’ une impasse : l’impossible retour au monde traditionnel et le mirage d’une modernité qui demeure étrangère et cruelle.
I.Telerman.
Josef Osman – Anszel le sourd de la rue Mila. Ed. le Lys Bleu. 2022
Bien qu’elle constitue un itinéraire possible pour se rendre au cimetière juif, il est bien difficile d’imaginer, face à la terne uniformité de son architecture collectiviste, que la rue Mila, comme Nalewski ou Leszno, fut une des rues emblématiques de la Varsovie juive, avant d’être associée à la révolte du ghetto.
Il ne subsiste évidemment rien de la numerotation originelle: le tristement célèbre 18 de la rue est devenu un petit monticule recouvert d’une pelouse d’où émerge une plaque commémorative. Josef Osman a trouvé auprès de son père Nathan une source inépuisable de souvenirs familiaux mais aussi une description précieuse de ce qu’ Aharon Appelfeld a dénommé l’agitation de la rue juive,face aux bouleversements historiques qui ont dramatiquement orienté son devenir. Les parents de Nathan, Anszl et Rosa, unis par un lien conjugal solide, sont les propriétaires d’un restaurant, lieu privilégié d’observation d’un brassage continu de destinées multiples, empreintes d strict respect de la tradition ou au contraire séduites par les promesses de la modernité,quand elles ne sont pas tout simplement préoccupées par le souci quotidien de se nourrir.
Une veille de Kippour, un pavé lancé par un voyou dans la vitrine vient brutalement compromettre la stabilité de cette famille nombreuse.
Anszel décide d’envoyer ses aînés en Allemangne auprès d’autres cousins et à Paris, afin de leur garantir un avenir moins hypothéqué par un antisémitisme virulent.
S’opère ici le paradoxe qui traversera le destin de nombreuses familles juives: la séparation déchire mais protège, préserve et,plus tard dans des circonstances plus tragiques, sauve.
Mais la montée en puissance de l’antisémitisme national- socialiste redistribue à nouveau les cartes Paris semble désormais une destination plus accueillante. Pour cette émigration d’entre-deux- guerres,c’est la capitale de l’Etat qui le premier aura accordé de pleins droits aux Juifs, leur permettant ainsi d’accéder à toutes les fonctions publiques.
Resté à Varsovie, Nathan est le seul enfant à avoir fait son service militaire en Pologne, au sein de la prestigieuse cavalerie.
Lorsque la guerre éclate le 1 er septembre 1939, Nathan participe aux combats tandis que le quartier juif est bombardé.
Fait prisonnier par les Allemands, il parvient à s’échapper et rentre à pied à Varsovie.
Il tente vainement de convaincre ses parents de fuir la capitale vers l’est.
Mais son père refuse, craignant que son âge ne représente une charge dans cette entreprise. Emmenant sa jeune épouse, Nathan se réfugie à Bialystok.La police politique surveille les ressortissants polonais.
Lorsque ceux-ci voudront retourner à l’ouest, ils seront accusés d’antisoviétisme contre- révolutionnaires, arrêtés et déportés au fin fond de la taiga sibérienne.
Là, Nathan connaîtra ce que d’aucuns appelleront le fascisme rouge, les conditions effroyables d’un camp de travail et la sauvagerie des contremaîtres.
C’est dans ce décor qu’en 1940 naît son fils Victor.Son épouse décède d’une septicémie, le laissant seul avec un jeune enfant. Libéré à la faveur de la rupture du pacte germano- soviétique, Nathan est libéré et poursit son périple en Ouzbekistan, dans les couleurs orientales de l’Asie Centrale,où il devient cordonnier. Il y rencontre sa seconde épouse qui se révèle très attachée à son fils. En décembre 1945, ils quittent l’Ouzbekistan pour revenir en Pologne, avec l’espoir de retrouver de la famille à Varsovie. A leur arrivée, la ville n’est plus que décombres. Apparaît l’ampleur du désastre qui a emporté la plu grande communauté juive d’Europe.
Les événements de Kielce les décideront à quitter la Pologne pour gagner Paris, à travers la Tchécoslovaquie, l’Autriche et l’Allemagne.
Deux enfants, dont l’auteur, naîtront durant ce parcours.
A Paris, Nathan retrouve un frère qui, par son engagement dans la résistance communiste, a échappé aux déportations qui ont englouti les autres membres de la fratrie. Soucieux de ranimer par l’écrit un héritage pulvérisé par l’histoire, l’ouvrage est avant tout un hommage à la structure familiale, quand elle offre ce qui est essentiel, l’amour, la sécurité et l’exercice d’une autorité paternelle, si disqualifiée dans la société contemporaine, incapable de contrer les violents soubresauts d’une population sans repères qu’elle a elle-même générée. Enfin, il illustre les conditions d’intégration réalisée par l’émigration juive d’entre deux guerres, qui, loin de se retourner contre la société d’accueil par une rhétorique victimaire, a précisément été trahie par cette société lors de la mise en place de la législation antijuive d’octobre 1940. Aujourd’hui encore, les quartiers parisiens s’étendant de République à Bastille, le long des Boulevards Beaumarchais, des Filles du Calvaire, sans parler du Pletsel (avant qu’il ne devienne un exemple de << gentrification branchouille ) restent imperceptiblement associés à l’histoire du judaïsme polonais en France.
Seules, les plaques commémoratives fixées sur certaines façades d’immeuble viennent rappeler, dans leur immobilité silencieuse, les multiples existences détruites avant même d’avoir pu déployer toutes les promesses d’avenir qu’elles contenaient.
I.Telerman.
Mikolaj Grynberg. Je voudrais leur demander pardon mais ils ne sont plus là. Actes Sud 2023.
Ce fin recueil est une suite de conversations secrètes, chuchotées, dans la crainte étrange d’être découvertes alors que plus rien ne semble les menacer.
Voix intimes qui envahissent soudain les espaces vides, qu’une force maléfique que l’on n’ose nommer a jadis détruites mais qui reviennent hanter les univers ternes de l’ère post- communiste.Les objets quotidiens semblent enveloppés d’un voilage fragile qui, telle une toile d’araignée couleur cendre, recouvre tout et qui emprisonne le désir.
Elles résonnent de tonalités qui balaient tout le spectre de la psychologie des profondeurs : la culpabilité, la honte, l’hypocrisie mielleuse, la férocité sournoise, l’impossibilité de s’ancrer où que ce soit, une nostalgie des amours perdues à jamais détruites par la malédiction identitaire.Tout ce que la Pologne a tenté de camoufler derrière son status de victime innocente suinte comme une humidité récurrente.
Demeurent l’empreinte d’un antisémitisme irrationnel nourrissant la perfidie des voisins, l’avidité et l’appât du gain.
Ombres flottantes du ghetto, s’excusant d’avoir survécu ou de ne pas avoir su résister, âmes sans repos d’une présence juive souterraine qui s’est maintenue après la guerre, pourchassée par le régime communiste et chassée brutalement en 1968…
Ces textes courts (monologues intérieurs, évocations biographiques, débris de réalité historique ou réalité fantasmée) sont entrecoupés de photographies saisissant le monde des objets. Le silence s’est diffusé dans l’espace et les esprits.
Après Igor Ostachowicz (La nuit des Juifs Vivants. Ed. L’Antilope, 2016) et Agatha Tuszynska (Affaires personnelles. Ed. L’Antilope, 2020), Mikolaj Grynberg, dont c’est ici le premier ouvrage traduit en français, explore,en fin archéologue des faits et des âmes, les traces de la vie secrète des derniers Juifs en Pologne.
I.Telerman.