Symbole de fraternité et de paix, le pèlerinage de la Ghriba s’est terminé dans le sang…

 

Comme on le sait, ce mardi 9 mai, dernier jour du pèlerinage annuel de la synagogue de la Ghriba à Djerba, un membre de la garde national maritime tunisienne, suspendu de ses fonctions, après avoir assassiné un collègue pour s’emparer de ses armes et de ses munitions, s’est rendu sur le site du festival, cherchant à s’y introduire alors que se terminait la procession de la Menara et déclenchant une fusillade dans laquelle ont péri deux pèlerins juifs, et deux policiers, dont un décédé de ses blessures le lendemain. L’assaillant lui-même est tombé sous les balles de la brigade antiterrorisme tunisienne déployée à l’entrée du complexe religieux. Soulignons que depuis le début du festival, les forces de l’ordre gardaient étroitement le périmètre de la synagogue et du festival, tout comme les quartiers juifs de la Hara Kabira et de la Hara Sghira. Aux voies d’accès à l’île elle-même, ainsi que sur les routes qui la traversent, menant à la Ghriba, leurs barrages contrôlaient strictement le passage des véhicules. Après la fusillade, des centaines de pèlerins seront bloqués plusieurs heures dans l’enceinte du festival, tandis que les forces de police sécurisent les lieux. Si le tueur était arrivé plus tôt sur les lieux, alors qu’à l’approche de la tombée du jour une masse des pèlerins et de simples touristes, regagnait ses véhicules sur le parking, à l’entrée du site, cet attentat aurait assurément provoqué un carnage… Grand symbole de fraternité et de paix entre Juifs et Musulmans en Tunisie, le pèlerinage de la Ghriba s’achève donc à nouveau dans l’horreur, faisant écho à l’attentat-suicide de 2002 qui fit 19 morts.

Pelerinage a la synagogue de la Ghriba – Erriadh – Ile de Djerba

La communauté juive de Djerba et la Ghriba, principale synagogue de l’île et et la plus ancienne d’Afrique font partie intégrante de l’identité insulaire mais aussi de l’image de marque de la Tunisie et tiennent une place importance dans sa littérature touristique. Notons ici que le Club Med, grand acteur des débuts de l’essor du tourisme occidental vers des destinations « exotiques », a certainement contribué à la construction de l’identité touristique de Djerba et de la « douceur de vivre » qui y règne. Fondé en 1950 par le sportif et diamantaire anversois Gérard Blitz, le Club Méditerranée ouvre en effet dès 1954 un village de vacances à Djerba, alors que la Tunisie est encore un protectorat français. Le Club à Djerba survit aux tumultes de l’indépendance et fêtera l’an prochain son 70e anniversaire. Les Juifs de Djerba comptent parmi les derniers Juifs arabes et chaque année le festival du Lag Baomer attire à la Ghriba toute la diaspora juive tunisienne, originaire de Djerba et Zarsis, dispersée aujourd’hui en France, en Israël… et sur les cinq continents. Pour ces « exilés », le pèlerinage est un temps fort d’une identité juive tunisienne à laquelle ils restent profondément attachés. Et pourtant, beaucoup de ces pèlerins sont des « émigrés » de la deuxième ou de la troisième génération, qui n’ont jamais vécu en Tunisie. Comme en témoigne leur afflux à la Ghriba, ce pèlerinage représente aussi une tradition vénérable aux yeux de nombreux tunisiens non-juifs, qui par curiosité, ou par habitude, viennent y assister, se réjouissant des musiques et des danses qui l’accompagnent. Ils aiment l’atmosphère festive de la Ghriba et le plus souvent participent à certains de ses rituels. Pour nombre de touristes occidentaux, attirés par « l’île aux Sables d’Or » et les attraits de son climat, ce festival des Juifs djerbiens constitue une étape obligatoire dans leur « découverte » de « Djerba, la douce ».

L’événement de cette année était particulièrement important pour les autorités tunisiennes après les confinements liés à la pandémie de COVID-19. Annulé en 2020 et 2021, célébré à nouveau en 2022, le pèlerinage semblait revenir cette année à sa popularité, marquant la reprise d’une industrie touristique indispensable à la survie économique de la Tunisie. Beaucoup de Tunisiens vivent du tourisme et voient la Ghriba comme un évènement important, qui marque le début de la saison touristique et augure aussi de son succès… Durant la Ghriba cette année, les hôtels étaient remplis et la fête, avec l’explosion de joie qui la caractérise, largement relayée par les médias locaux et internationaux, offrait au monde une image de coexistence entre Juifs et Arabes en Tunisie, le tout dans une atmosphère de ferveur religieuse, de retrouvailles familiales, de musique et de danse, de joie, et de pratiques rituelles que les tenants de l’orthodoxie religieuse tendent à considérer comme des superstitions, mais auxquelles adhèrent la majorité des pèlerins, qu’ils soient juifs, musulmans ou chrétiens confondus dans la joie festive qui anime la Ghriba tout au long des 8 et 9 mai. Plus de 5000 pèlerins cette année, sans compter tous les touristes, curieux et visiteurs non-juifs, souvent tunisiens…

En ce lundi après-midi du 8 mai, au milieu de la foule des pèlerins et des visiteurs dans le grand patio de l’oukala, le caravansérail où la fête battait son plein, le « maître de cérémonie », Marco Zagdoun, présentait fièrement au public en liesse deux personnalités, un Juif et un Musulman, venus de France pour exprimer leur vision partagée de cette grande fête juive tunisienne et de sa symbolique de fraternité et de paix. Toute l’oeuvre de Marek Halter témoigne de son profond amour du peuple juif et de son histoire. Selon l’écrivain les Juifs se réunissent pour pleurer devant le Mur des Lamentations, à Auschwitz, et partout où on les a tué. Djerba est le seul endroit au monde où ils se réunissent pour chanter, danser et bénir Dieu ! Soulignant devant l’assemblée festive la place des Chrétiens et des Musulmans qui se joignent au pèlerinage, il soulignait : « Pleurer avec l’autre c’est difficile, alors que la joie se partage si facilement ! La fraternité est plus forte que la haine ! Les Juifs de Djerba croient à cette fraternité, espérant que cette joie gagne le monde ! ». Son ami, né en Tunisie, l’Imam Hassen Chalghoumi, avocat du dialogue interreligieux, est connu de nombreux Juifs français comme « l’imam de la paix », mais se voit aussi vilipendé comme « l’imam des Juifs » par ses détracteurs, en particulier les islamistes radicaux dont il ne cesse dénoncer les méfaits. S’adressant à la foule attentive, Chalghoumi affirmait : « Djerba c’est la joie ! C’est la fraternité, l’amour, et surtout la paix, dont le monde a besoin… la paix dont ont besoin les Ukrainiens ! Djerba, la Tunisie, c’est la terre de civilisation, la terre de paix et d’amour ! ». Pour cet imam de Drancy, les antisémites ne parviendront pas à séparer Musulmans et Juifs à Djerba. Il a dénoncé aussi les racistes pour qui les Musulmans sont des barbares, alors qu’en vérité la majorité des Musulmans ont au coeur le triomphe de la paix et de l’amour. Remerciant les forces de l’ordre et les autorités tunisienne pour la protection de cet événement, il a conclu son discours engagé par « Vive la Tunisie ! Vive la paix ! ». Suivi par l’hymne national tunisien, chanté par l’imam de Drancy et toute la foule, ce moment d’émotion exprimait bien la symbolique de la Ghriba dans ses rapports aux enjeux présents de la vie tunisienne, mais aussi aux espoirs de la paix et du « vivre ensemble », au Proche-Orient comme ailleurs dans notre monde en tribulations.

« Djerba, la Ghriba : l’espoir ! » tweetait Marek Halter le lendemain, en guise de légende d’une photographie qui le montre avec une bougie allumée en main dans la synagogue de la Ghriba aux côtés de l’Imam Chalghoumi et de Haïm Bitan, Rabbin de Djerba et Grand Rabbin de Tunisie… « Une Fête de la Fraternité finit dans le sang : un attentat à La Ghriba. Le terrorisme n’est pas encore mort ! » … Ce nouveau Tweet de l’écrivain, publié mardi soir après la fusillade, exprime-il pour l’écrivain un constat d’échec, annulant la vision du « miracle de la Ghriba » qui semblait l’animer la veille ? Dans sa déclaration à la presse publiée le 10 mai, l’Imam Chalghoumi appelle à la poursuite du pèlerinage pour ne pas laisser les terroristes nous imposer leur scénario de rupture. Résister à la terreur c’est aider les Juifs de Djerba à continuer à vivre dans l’île dont l’attentat veut les chasser. « Je reviendrai l’année prochaine, et j’espère que tous ceux qui chérissent cette belle tradition feront de même : nous ne devons pas céder un pouce à la peur et au terrorisme », a affirmé l’imam de Drancy, qui a prolongé d’un jour son séjour en Tunisie pour aider le Rabbin Haïm Bitan et sa communauté endeuillée par la mort de Benjamin et Aviel Hadad, deux cousins, tous deux djerbiens, des Juifs arabes assassinés.

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Roland Baumann

 

Pour en savoir plus

https://fr.wikipedia.org/wiki/Synagogue_de_la_Ghriba_(Djerba)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Club_Med

https://fr.wikipedia.org/wiki/Gérard_Blitz_(entrepreneur)

https://collierbar.fr/djerba/

https://www.tunisienumerique.com/dans-une-ambiance-festive-les-pelerins-juifs-sappretent-a-la-procession-de-la-menara-video/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fusillade_du_9_mai_2023_à_Djerba

https://fr.wikipedia.org/wiki/Attentat_de_la_Ghriba_à_Djerba_du_11_avril_2002

https://fr.wikipedia.org/wiki/Marek_Halter

https://fr.wikipedia.org/wiki/Hassen_Chalghoumi

https://fr.timesofisrael.com/hassen-chalghoumi-demande-la-poursuite-du-pelerinage-en-tunisie-malgre-lattentat/

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