Mémoires juives du Triangle à Anderlecht

Albert Aniel et al. , Le Triangle à Anderlecht : Mémoires juives d’un quartier, Fondation de la Mémoire Contemporaine, Bruxelles, 2024.

 

Une nouvelle publication retrace l’histoire du Triangle de Cureghem, jadis haut-lieu de la vie juive bruxelloise.

Oeuvre d’un projet de longue haleine, Le Triangle à Anderlecht : Mémoires juives d’un quartier est un recueil d’interviews d’anciens tailleurs, maroquiniers et commerçants de ce quartier, proche de la gare du Midi, formé par les rues Limnander, Lambert Crickx, et de l’Autonomie. Très bien illustré, ce livre nous transmet leurs mémoires dans un récit captivant.

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L’Initiateur du projet, Albert Aniel, est un “ancien enfant du quartier“. Après des études de cinéma et de photo aux États-Unis, il travaille pour des institutions juives bruxelloises, puis fait carrière de photographe et d’enseignant. Le décès de son père l’incite à explorer la vie juive du Triangle : « J’ai grandi au-dessus d’un magasin de vêtements où je devais parfois descendre en vitesse pour recevoir les clients. J’ai voulu retracer l’histoire de ces commerçants et artisans du quartier engagés dans la reconstruction de la vie juive d’après-guerre à laquelle participa mon père. J’ai travaillé longtemps sur ce projet, interviewant des commerçants qui faisaient du détail, du gros, des petits artisans, etc. Pour la plupart, ce sont des enfants cachés, ou des enfants d’enfants cachés. Je me suis aussi intéressé à l’histoire récente du Triangle qui reste un quartier d’immigration, où on peut reconstruire sa vie ! » La Fondation de la Mémoire contemporaine et la Fondation Auschwitz se sont associées au projet éditorial, y apportant des analyses historiques et d’autres témoignages qui couvrent plus d’un siècle d’histoire de vie juive. Ces textes s’accompagnent d’une remarquable iconographie. Aux images d’Albert Aniel représentant des traces de la vie juive au Triangle, s’ajoutent de nombreux visuels d’archives : photos de famille, vues d’ateliers de confection et de boutiques, vieilles pubs et factures de magasins, etc. Ce livre de mémoire et d’histoire juive du Triangle s’inscrit dans le récit plus vaste des migrations et s’adresse en particulier aux anderlechtois, qui y découvriront le riche passé multiculturel du quartier.

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Un peu d’histoire

Des Juifs hollandais et français sont parmi les premiers habitants du nouveau quartier de Cureghem, développé à partir de 1859 à Anderlecht. De la fin du 19e siècle jusqu’à l’entre-deux-guerres, plusieurs vagues d’immigrés juifs d’Europe de l’Est y gonflent la population juive. Avant 1940, au Triangle et dans les rues adjacentes de Cureghem, c’est le monde des schmattès ! Un quartier de tailleurs, façonniers, sous-traitants pour des maisons de confection, fabricants et vendeurs d’imperméables, bonnetiers et merciers, gantiers et fourreurs, vendeurs ambulants, etc., sans compter les retoucheurs et fripiers, concentrés dans les Marolles, autour du Vieux Marché. L’afflux des Ostjuden et l’essor du judaïsme orthodoxe suscite la construction d’un lieu de culte à Cureghem : conçue par l’architecte juif anversois Joseph De Langhe, la synagogue de la communauté israélite orthodoxe de Bruxelles, rue de la Clinique, est inaugurée le 6 avril 1933. De nombreux Juifs de Cureghem sont déportés et assassinés sous l’Occupation, comme l’évoquent la plupart des témoins interviewés. La guerre à Cureghem est aussi marquée par un fait d’éclat de la Résistance juive : suite à une descente de la Gestapo le 20 mai 1943, au couvent du Très-Saint Sauveur, avenue Clemenceau, où les religieuses cachent 14 enfants juives, celles-ci sont sauvées le soir même par un groupe de partisans armés, alertés par l’abbé Bruylandts, vicaire paroissial !

©Albert Aniel

Une fois la guerre terminée, des survivants, regagnent leurs quartiers d’avant-guerre, et y reprennent leurs activités. Les débuts sont difficiles, face aux autorités indifférentes, pour retrouver logements, commerces, et reconstruire la vie juive. À partir des années 1960, certains se spécialisent dans le commerce de gros du prêt-à-porter, tandis que les petits ateliers de confection familiaux peu à peu disparaissent. Sous l’impulsion de quelques grossistes, le Triangle devient l’équivalent belge du Sentier parisien, attirant les détaillants de Bruxelles, de Flandre, des Pays-Bas ou du Luxembourg. Ils y font leur choix, paient et emportent leurs achats : « cash and carry ». Au milieu des années 1990, le quartier compte près de 300 commerces, employant environ 2000 personnes, mais le déclin a déjà commencé. Les boutiques du Triangle ne résistent pas au déferlement des grandes enseignes internationales et des importations d’Asie. Aujourd’hui, « l’histoire juive du quartier semble révolue ». Les boucheries, épiceries, boulangeries et restaurants juifs ont disparu, tout comme l’athénée Maïmonide, première école juive de Bruxelles, fermée en juin 2017.

©Albert Aniel

Souvenirs de l’âge d’or du Triangle  

Parmi les trente témoins du livre, Sylviane, sœur cadette de Chantal Akerman et présidente de la fondation crée après le décès de la célèbre cinéaste. Filles de Juifs polonais, Chantal et Sylviane grandissent au Triangle : « Mon père avait sa fabrique de vêtements en cuir, rue Gheude. C’était le quartier d’Anderlecht où beaucoup de Juifs vivaient dans les années 1960.» Parmi ses souvenirs, elle cite sa scolarité : « L’école Maïmonide, ce sont mes meilleures années d’école. On se sentait comme une famille, on se connaissait presque tous. » Enfant du Triangle, Luc Kreisman, aimait passer son temps libre dans l’atelier familial : « Mon père a démarré la maroquinerie juste au sortir de la guerre. En compagnie de mon grand-père, il produisait des valises en carton dur qu’il attachait avec des rivets et des charnières, puis recouvrait de cartons de papier peint. » Après ces débuts difficiles vient le succès : « Mon père voyageait beaucoup et un jour il a eu une intuition : il a conçu un sac sur lequel était écrit le mot Sabena. C’était un petit sac bleu roi avec des liserés blancs dans une toile bleu roi gommée avec du caoutchouc à l’intérieur. Ce sac a eu beaucoup de succès, notamment auprès des écoliers. Évidemment ! Sabena, ça faisait rêver. »

Daniel Rabinovitsj et Luc Kreisman dans la dernière fabrique maroquinerie juive de Cureghem. ©Albert Aniel
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Fils de tailleur et arrivé de Paris vers 1970, Jacques Bromberg est un pionnier du système « cash and carry » dans les magasins de gros, avec ses enseignes Glad et Union Jack. Willy Pomeranc raconte son succès fulgurant à partir de 1975 : il crée la marque Monroe, vend des chemises de grand-père, des jeans, et crée des boutiques en profitant du succès du prêt-à-porter ! Bernard Gliksberg évoque la firme familiale Glico, crée par ses parents qui démarrent après-guerre un atelier de confection, puis deviennent grossistes. Vers 1975, alors que le Triangle se développe, ils s’installent rue Limnander :« C’était une période florissante. Il y avait beaucoup de familles juives dans le commerce des vêtements. Près de chez nous, il y avait Grimberg, Goldberg et plein d’autres… […] Nous étions, en textile dame, les leaders du marché belge. À l’époque, les gens n’importaient pas de Chine ni du Pakistan, c’était de la fabrication locale belge ou de l’importation de France et d’Italie. » Parisien, Georges Goldberg arrive à Bruxelles début 1960. Grossiste en imperméables, il est l’initiateur de l’asbl Le Triangle lorsque fin 1976, la commune d’Anderlecht s’oppose à l’installation de nouvelles surfaces commerçantes au Triangle, qui concurrence le Trade Mart du Heysel. Invoquant des risques d’incendie, les autorités veulent limiter à 10 % la place du commerce textile dans le quartier. L’affaire mobilise les commerçants du Triangle comme « Centre International de Diffusion de la mode » et va jusqu’en conseil d’état !

 

Fils de marchand en maroquinerie, Daniel Rabinovitsj, est président de la communauté orthodoxe de la rue de la Clinique : « Lorsque j’exerçais comme commerçant ambulant dans les années 1970, j’ai travaillé avec les mêmes grossistes, et ceci jusqu’à la fin de mon parcours professionnel en 2000. Pendant quarante ans, je me suis réapprovisionné en marchandises tous les jours dans le Triangle.» Il ajoute : « Ma famille est fortement liée à l’histoire de la synagogue : six générations ont fréquenté et fréquentent toujours la synagogue de la rue de la Clinique.» Enfin classée, cette belle synagogue Art Déco, reste le haut-lieu de la vie juive à Cureghem.

Oeuvre incontournable d’histoire et de mémoire Le Triangle à Anderlecht restitue avec talent le passé juif du Triangle anderlechtois,…

Roland Baumann

Albert Aniel, Barbara Dickschen, Alain Mihály, Sophie Milquet, Sarah Timperman, Yannik van Praag, Le Triangle à Anderlecht : Mémoires juives d’un quartier, Fondation de la Mémoire Contemporaine, Bruxelles, 2024.

Toutes les illustrations (sauf celles de la synagogue) proviennent du livre Le Triangle à Anderlecht : Mémoires juives d’un quartier

Pour en savoir plus 

https://auschwitz.be/fr/le-triangle-a-anderlecht-memoires-juives-d-un-quartier

https://fr.wikipedia.org/wiki/Cureghem

https://fr.wikipedia.org/wiki/Synagogue_d’Anderlecht

https://bel-memorial.org/documents/Cureghem_Partie-3_Resistance-et-deportation.pdf

https://chantalakerman.foundation/

https://cclj.be/article/athenee-maimonide-suite-et-fin/

https://monument.heritage.brussels/fr/Anderlecht/Rue_de_la_Clinique/67A/34987

https://cclj.be/classer-une-synagogue-pour-garantir-son-avenir/

https://albert-aniel.squarespace.com/le-quartier-du-triangle

 

Annexes

©Albert Aniel

 

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