En octobre dernier, le Théâtre Tuschinski d’Amsterdam célébrait son centième anniversaire. Abraham Tuschinski (1886-1942) devint un Moghul du cinéma à Rotterdam. Aujourd’hui, sa ville d’adoption honore sa mémoire et celle de Juifs liés à l’essor du 7e art aux Pays-Bas.
Ouvrant sa première salle de cinéma le 1 août 1911, Tuschinski se constitue un petit empire cinématographique, marquant la vie culturelle de Rotterdam. Le 14 mai 1940, jour de son 54e anniversaire, la Luftwaffe anéantit le centre de Rotterdam, y détruisant tous ses cinémas. Le 17 septembre 1942, il périt à Auschwitz. Après la guerre, la mémoire de cet illustre Rotterdamois tombe dans l’oubli. En 2014, des Stolpersteine sont placées devant son dernier domicile, Rochussenstraat. Aujourd’hui, une rue du nouveau quartier Little C, érigé entre la large artère automobile (‘s-Gravendijkwal) menant au tunnel de la Meuse (Maastunnel) et le bassin du Coolhaven (G. J. de Jonghweg) porte le nom de Tuschinski, de même que le parc jouxtant ce nouvel ensemble d’habitations, aménagé ces derniers mois le long du Coolhaven et où va être installé le mémorial Ode aan Abraham Tuschinski, Ode aan de stad : une œuvre d’art en forme de podium circulaire, qui s’illumine la nuit et sur le côté duquel s’inscrit la devise Niets Is Onmogelijk (« Rien n’est impossible »). Cette année 2022, une fois le crowdfunding terminé, ce mémorial sera réalisé et installé au parc Tuschinski, devant l’entrée de la Hoge School Rotterdam, l’université des sciences appliquées.

La fondation Tuschinski (Stichting Tuschinski Rotterdam) s’est attelée à la campagne de collecte de fonds et aux actions de crowdfunding nécessaires à la réalisation du mémorial, célébrant « Tuschinski qui accueillait l’homme du peuple comme un VIP dans ses cinémas. Un homme ordinaire, qui fit un travail extraordinaire et sera honoré sur les lieux de sa mémoire ». Rabbin de la communauté libérale et membre de la direction de la Stichting Tuchinski Rotterdam, Albert Ringer explique : Rotterdam s’est vite développée à la fin du 19e siècle, devenant un grand port international et une métropole dépassant en 1910 les 400.000 habitants, avec une majorité d’ouvriers et un afflux d’immigrés du Yiddishland venus grossir la communauté juive locale. Mais après la guerre, Rotterdam est devenue une ville sans mémoire, faisant du passé table rase pour construire une cité nouvelle à la pointe de la modernité. Aujourd’hui, le flux culturel s’est accéléré et Rotterdam est une métropole multiculturelle dont les habitants, au-delà du communautarisme, sont fiers de leur identité rotterdamoise et s’intéressent au passé de la ville, bien qu’en majorité ils n’y sont pas nés !
Artiste pluridisciplinaire, née à Lima et arrivée enfant aux Pays-Bas, Anne-Mercedes Langhorst a découvert en 2015 l’histoire de Tuschinski et son importance pour Rotterdam, lui inspirant ce projet d’oeuvre d’art à la mémoire de celui qu’elle voit comme un entrepreneur culturel de génie, un maître des connexions interculturelles, partisan d’un art total ouvert à tous : la municipalité de Rotterdam soutient ce projet et lui a donné le statut officiel de mémorial dont elle assurera l’entretien. C’est une œuvre d’art qui relie passé et présent multiculturels de la ville. Un podium marquant le retour de Tuschinski sur la scène de l’histoire de Rotterdam. L’artiste Han Goan Lim et moi-même avons conçu ce mémorial sous forme d’un podium, nous inspirant du vocabulaire visuel des cinémas de Tuschinski à Rotterdam et en particulier de son « Grand Theater » à l’intérieur Art déco similaire à celui du théâtre Tuschinski d’Amsterdam. Inauguré fin 1923, ce palais du cinéma abritait le plus grand orgue des Pays-Bas. Avec 1800 places, c’était aussi le plus grand cinéma du pays. Sa scène accueillait des stars comme Joséphine Baker et beaucoup d’artistes locaux. Ce mémorial en forme de scène nous appelle au souvenir de ce qui s’est passé et de ce que nous avons appris de ce passé, mais il nous incite aussi à entrevoir comment ce passé peut inspirer nos propres vies, aujourd’hui ! La célèbre devise de Tuschinski « Rien n’est impossible ! » nous incite à vivre nos rêves ! Comme Tuschinski, on peut rêver grand ! Sa forme de podium incite à l’utiliser, de manière fonctionnelle. Un espace pour performances et spectacles, mais aussi une scène qui rassemble les gens et les connecte à la manière de Tuschinski. Un lieu ouvert à l’imagination, où l’homme « ordinaire » est honoré. Un monument qui favorise l’inclusion et les connexions multiculturelles !
L’emplacement de ce mémorial, au parc Tuschinski, entre Little C et le Coolhaven n’est pas un hasard. Trois rues de Little C, dont la Tuschinskistraat, portent le nom d’entrepreneurs juifs du cinéma. Ce mémorial sera aussi proche des Stolpersteine de l’artiste allemand Gunter Demnig, posées en 2014 devant le n° 77c de la Rochussenstraat pour Abraham Tuschinski et son épouse Mariem, leur belle-soeur Johanna Ehrlich-Bood avec sa maman Sophia.

Un peu plus loin sur le Coolhaven, le Museum Rotterdam ’40-’45 NU, sous le pont Pieter de Hoogh, est un petit musée municipal hi-tech et interactif sur la Deuxième guerre mondiale : un émouvant spectacle audiovisuel représente la destruction de la ville le 14 mai 1940 et le visiteur peut explorer ses collections à l’aide d’une tablette multimédia. On y découvre entre-autres, une grande maquette de la ville avant sa destruction et des vitrines sur la Shoah et l’engagement juif dans la Résistance à Rotterdam. Un peu plus loin, de l’autre côté du bassin du Coolhaven, dans le quartier portuaire ancien de Delfshaven, épargné en 40, subsiste la parcelle juive d’un cimetière disparu du 19e siècle.
Grand gagnant du concours Rotterdam Architectuurprijs 2021, le projet Little C, inspiré de l’architecture de New-York (Brooklyn, Greenwich Village) et Berlin, est construit en briques dans la tradition du Rotterdam moderne d’avant-guerre. Ses 15 immeubles, reliés de passerelles, abritent commerces, bureaux et 320 appartements, avec des jardins collectifs sur les toits et trois petites places intérieures, constituent un environnement novateur, entre la monumentalité urbaine et l’intimisme d’une cité-jardin. Voisin de la Hogeschool Rotterdam, Little C est proche du centre hospitalier universitaire Érasme (Erasmus MC) et du Parc des Musées avec le Kunsthal et l’étonnant Dépôt du musée Boijmans Van Beuningen, ouvert au public le 6 novembre dernier ; le musée lui-même est fermé depuis 2019 pour de longs travaux.

Dans Little C, « ce bout de New York à Rotterdam qui rend encore plus juste son surnom de ´Manhattan sur Meuse´ », outre la Abraham Tuschinskistraat, deux autres rues nomment des Juifs, pionniers du spectacle et du cinéma à Rotterdam : Karl Weisbard (1877-1942) et Samuel Soesman (1853-1911). Awigdor Kiwe (Karl) Weisbard, né en Galicie, à Rozdil (au sud de Lviv, dans l’actuelle Ukraine) et après avoir habité Vienne, arrive en 1905 à Rotterdam où il travaille d’abord comme tailleur et fourreur. En 1919, il ouvre le Wester Bioscoop (WB-Theater), alors le plus grand cinéma des Pays-Bas avec ses 1500 places. Arrêté avec trois de ses enfants, Weisbard est assassiné à Auschwitz le 28 septembre 1942. Seul son fils cadet Max survit à la Shoah. En 1923, Karl Weisbard est aussi directeur du cinéma Imperial, au centre-ville (Hoogstraat). De la création de ce cinéma (1912) jusqu’à sa fermeture (1928), se succèdent des directeurs juifs, originaires de Galicie ou de l’Empire russe : Jacob Schustirowitz (1859-1918 ; né à Sébastopol), Simon Schanzer (1855-1916; de Wadowice, au sud de Cracovie) et sa femme Rebeka, Jacob Mühlrad (1885-1934 ; de Skole en Galicie), David Rosenberg (1883-1945 ; de Varsovie) et Aron Chermoek (1884-1945 ; de Mozyr en Biélorrusie). Weisbard dirige aussi le Kosmorama et le Prinses Theater avec Aron Chermoek, et plus tard, le cinéma Roxy de Tuschinski, construit en 1930 par l’architecte Jacob van Gelderen.
Samuel Soesman nait dans un quartier pauvre de Rotterdam. En 1880, il ouvre un café-concert, le Salon des Variétés (Bagijnenstraat). Il déménage son spectacle de variétés sous chapiteau au Coolsingel, où il finit par ouvrir son propre théâtre : le Casino-Variété (1898). De nombreux artistes s’y produisent , chanteurs, comiques, acrobates…, dont des célébrités juives, tels l’acteur et chanteur Sylvain Poons, la chanteuse Stella Fontaine et l’humoriste Maupie Staal (Mozes van der Staal). Soesman y projette aussi de premiers films dont des courts-métrages qu’il réalise lui-même sur Rotterdam et ses habitants. Son frère Philip dirige ensuite ce théâtre populaire, où se produit Chaplin de passage à Rottterdam à ses débuts. Il fait construire en 1922 le Theater Soesman, cinéma de 1300 places au décor intérieur réalisé par Jaap Gidding, connu pour son œuvre au Theater Tuschinski d’Amsterdam. Mais, dès août 1924, cet établissement fait faillite…
Figures emblématiques de l’industrie du cinéma à Rotterdam, de la Première guerre mondiale à la Shoa, Tuschinski, Weisbard et Soesman sont loin d’être les seuls Juifs rotterdamois à se lancer dans l’aventure du 7e art ! Comme le montrent des études récentes sur l’essor du cinéma aux Pays-Bas, les Juifs, néerlandais de souche ou immigrés, sont alors surreprésentés dans cette nouvelle industrie culturelle. Le succès fulgurant des immigrants juifs dans l’industrie du cinéma à Rotterdam se termine avec la Shoa, si meurtrière aux Pays-Bas. Comme le rappelle un texte mural au musée ’40-’45 NU : sur 11000 Juifs rotterdamois, 8368 sont déportés, 6302 assassinés. Jacob van Gelderen (1888-1944), architecte du Wester Bioscoop, du Grand Theater, des cinémas Roxy et Victoria, arrêté en août 1942, périt à Auschwitz en octobre 1944. Longtemps oubliée, la mémoire juive des pionniers du cinéma néerlandais, est enfin honorée à Rotterdam, dans le quartier du Coolhaven en reconstruction…
Roland Baumann
Pour en savoir plus
Sur le site du service des archives de Rotterdam, l’excellent article sur Tuchinski à Rotterdam écrit par André van der Velden, historien des médias à l’Université de Utrecht, illustré par Karel Kindermans et accompagné d’un parcours téléchargeable sur Tuschinski à Rotterdam:
https://stadsarchief.rotterdam.nl/zoek-en-ontdek/themas/tuschinski/
Les entrepreneurs juifs et les cinémas cités sont l’objet d’entrées sur le remarquable site de l’héritage juif de Rotterdam créé par l’historien Rob Snijders. Voir par exemple :
https://www.joodserfgoedrotterdam.nl/samuel-soesman-suisman/
https://www.joodserfgoedrotterdam.nl/karl-awigdor-kiwe-weisbard/
Le parc Tuchinski : https://www.rotterdam.nl/wonen-leven/tuschinskipark/
La fondation Tuschinski Rotterdam et le mémorial : https://www.stichtingtuschinskirotterdam.nl/
– la page facebook de cette fondation: https://www.facebook.com/gedenktekentuschinskirotterdam/
– le site de l’artiste Anne-Mercedes Langhorst : https://www.annemercedes.com/abrahamtuschinski
Museum Rotterdam 1940-1945 NU : https://museumrotterdam.nl/tentoonstellingen/museum-rotterdam-40-45-nu
pour la visite virtuelle : https://my.matterport.com/show/?m=YVSbnm8BkiZ
Le Coolhaven et Little C : https://www.littlecoolhaven.nl/little-c/
https://www.rotterdamarchitectuurprijs.nl/vorige-edities/2021/little-c.html