Le Raalbol de Foestraets – La Parasha Shelah Leha

L’espionnage de Canaan, Caspar Luyken, 1708. Rijksmuseum.

 

Moïse envoie 12 espions pour explorer la Terre d’Israël que le peuple est sur le point de conquérir. Quarante jours plus tard, ils reviennent avec une gigantesque grappe de raisins, une grenade et une figue magnifiques, symboles d’une terre riche et abondante. Mais dix de ces espions rapportent que le pays est habité par des géants et des guerriers “invincibles”, à côté d’eux, nous nous sentions comme des sauterelles, et leurs villes sont fortifiées.
Le peuple est désespéré et souhaite désigner un nouveau leader pour retourner en Egypte, oubliant le chemin parcouru pour la liberté.

 

Le discours de la peur

Les 10 espions rapportent une description défaitiste. Pourtant dignitaires de chacune des tribus, ils n’avaient pas compris leur mission. Leur tâche était de visiter le pays (“latour”), et de confirmer qu’y coulaient le lait et le miel.

Ils ont écouté leur peur, ils n’ont pas perçu que les Cananéens étaient eux-mêmes terrifiés par le peuple d’Israël.

On peut analyser le récit à travers la théorie comportementale cognitive du Dr Aaron T. Beck.

1. La pensée “tout ou rien”: Tout est noir ou blanc. C’était le verdict des espions sur la possibilité d’une conquête. Il n’y avait pas de place pour la nuance, la complexité. Leur pensée était polarisée.
2. Le filtrage négatif: Nous écartons les points positifs comme étant insignifiants et nous concentrons presque exclusivement sur les points négatifs. Les espions ont commencé par noter les points positifs : “La terre est bonne. Regardez ses fruits.” Puis vint le “mais”: la longue série de négatifs, noyant les bonnes nouvelles et laissant une impression extrêmement négative.
3. La pensée catastrophiste: le désastre est inévitable. C’est ce que le peuple a fait quand il a dit : “Pourquoi le Seigneur nous amène-t-il dans ce pays uniquement pour nous laisser mourir par l’épée ? Nos femmes et nos enfants seront pris comme butin”.
4. La lecture de l’esprit: Nous supposons que nous savons ce que les autres pensent, alors que nous nous trompons généralement complètement parce que nous sautons aux conclusions à leur sujet en nous basant sur nos propres sentiments, pas sur les leurs. C’est ce que les espions ont fait lorsqu’ils ont dit : “Nous ressemblions à des sauterelles à nos propres yeux, et c’est ainsi que nous leur semblions.” Ils n’avaient aucun moyen de savoir comment ils apparaissaient aux gens du pays, mais ils leur attribuaient, à tort, un sentiment basé sur leurs propres peurs subjectives.
5. L’incapacité à contredire la conviction: Vous rejetez toute preuve ou argument qui pourrait contredire vos pensées négatives. Les espions ont entendu le contre-argument de Caleb mais l’ont rejeté. Ils avaient décidé que toute tentative de conquête de la terre échouerait, et ils n’étaient tout simplement pas ouverts à toute autre interprétation des faits.
6. Le raisonnement émotionnel: laisser vos sentiments dicter votre pensée. Un exemple clé est l’interprétation que les espions ont donnée au fait que les villes étaient “fortifiées et très grandes”. Ils n’ont pas réalisé que les gens qui ont besoin des hauts murs pour les protéger sont en fait craintifs. S’ils s’étaient arrêtés pour réfléchir, ils auraient peut-être réalisé que les Cananéens n’étaient pas confiants, pas des géants, pas invulnérables. Mais ils laissent leurs émotions se substituer à la pensée.
7. Le blâme: Nous accusons quelqu’un d’autre d’être responsable de notre situation au lieu d’accepter nous-mêmes la responsabilité. Le peuple s’en est pris à Moïse et Aaron. C’est une forme «d’impuissance acquise», la conviction que le changement est impossible. Ils sont les victimes passives de forces indépendantes de leur volonté.

Les espions étaient des dirigeants d’Israël, ils n’étaient pas supposés avoir peur.
Pour le Loubavitcher Rebbe, ils n’avaient en réalité pas peur de l’échec mais du succès.
En conquérant la terre promise, il faudrait prendre en charge tous les aspects matériels.
Ils préféreraient maintenir le peuple dans le désert, uniquement préoccupé par des questions religieuses.

Il n’est pas difficile de trouver la spiritualité dans le désert, si vous ne mangez pas du travail de vos mains et si vous comptez sur Dieu pour mener vos combats à votre place. Dix des espions, selon le Rabbi, ont cherché à vivre ainsi pour toujours. Mais il faut s’engager dans le monde, guérir les malades, nourrir les affamés, combattre l’injustice et l’ignorance par l’éducation universelle.

 

Le discours de l’espoir

Seuls deux envoyés, Caleb et Yéhochoua, sont confiants. Ils adoptent l’attitude décrite par le Pr David Landes: “Dans ce monde, les optimistes ont l’avantage, non pas parce qu’ils ont toujours raison, mais parce qu’ils sont positifs. Même lorsqu’ils ont tort, ils sont positifs, et c’est la voie de l’accomplissement, de la correction, de l’amélioration et du succès. L’optimisme éduqué et ouvert paie; le pessimisme ne peut offrir que la vaine consolation d’avoir raison”.

Le Rav Sacks considère que l’optimisme est la conviction que les choses iront mieux. Il préfère l’espoir, c’est-à-dire la conviction qu’ensemble on peut améliorer les choses. C’est une démarche active.

 

La modernité et le ghetto
La paracha doit inspirer le mode d’engagement des juifs dans le monde: Ceux qui sont forts n’ont pas besoin de se cacher derrière des murs défensifs.

Pourraient-ils – comme le disent eux-mêmes les Juifs du XIXe siècle – être « des gens dans la rue et des Juifs chez eux » ?

Les Juifs étaient, selon l’expression éloquente de John Murray Cuddihy, « les retardataires de la modernité ». Contrairement aux chrétiens, ils n’y avaient pas été préparés au cours des longs siècles entre la Réforme (1517) et l’Émancipation, qui se répandit dans toute l’Europe au cours du XIXe siècle.

La société européenne, malgré son libéralisme, a été souillée par l’antisémitisme (affaire Dreyfus, shoah).
Ce qui était demandé aux Juifs était irréaliste, voire inhumain. Il s’agissait de définir une nouvelle identité, adapter des traditions millénaires en moins d’une génération. Cette situation rappelle cruellement l’attitude politique de notre époque et ses exigences à l’égard des communautés.

Pourtant, c’est précisément pour cette raison que les sociétés occidentales ont adopté une politique différente, le « multiculturalisme ». Le concept a été formulé pour la première fois par un juif américain, Horace Kallen, en 1915. Il l’a appelé, comme beaucoup le font encore, « pluralisme ». Les minorités ne sont plus tenues d’abandonner leur identité, leurs traditions et leur sens de la communauté pour se qualifier en tant que citoyens. Aujourd’hui, et il faut espérer que c’est toujours le cas malgré les signes de repli, nous reconnaissons que les sociétés ne sont pas menacées, mais animées et élargies, par la diversité culturelle.

Il y a deux siècles, la ségrégation et le ghetto volontaire auraient pu être une réponse. Les Juifs n’étaient pas prêts à relever le défi de l’Europe et l’Europe n’était pas prête à relever le défi des Juifs.
Mais maintenant n’est pas alors. Notre âge n’est pas celui des espions mais celui de leurs descendants, nés libres. Nous avons eu assez de temps pour nous rendre compte que nous pouvons être chez nous dans la culture occidentale sans que cela remette en question la foi juive ou la vie juive. Le rêve du rabbin Samson Raphael Hirsch – que les Juifs puissent exercer une influence morale et spirituelle sur les sociétés dont ils font partie – ne s’est pas réalisé de son vivant, mais il s’est réalisé du nôtre.

Il faut espérer que la polarisation de nos sociétés n’ait pas fait irrémédiablement régresser cet idéal de vivre ensemble.

En outre, il n’y a aucune raison pour qu’une tradition soit conservatrice. Nous pouvons transmettre à nos enfants non seulement notre passé, mais aussi nos idéaux non réalisés. Nous pouvons vouloir qu’ils nous dépassent; voyager plus loin sur le chemin de la liberté que nous ne pouvions le faire. C’est ainsi, par exemple, que commence le service du Seder à Pessa’h : « Cette année, esclaves, l’an prochain libres ; cette année ici, l’an prochain à Jerusalem ». Une tradition peut être évolutive sans être révolutionnaire.

 

Le commandement des Tzitzit

La paracha termine en évoquant le symbole de la challah (prélèvement sur la pâte du pain), mais raconte également une histoire terrible. Celle d’un homme qui sera condamné à mort pour avoir violé les règles du shabbat en ramassant du bois.
Les commentateurs tentent d’expliquer ce geste. Le ramasseur de bois agissait-il par esprit de rébellion ou s’est-il sacrifié pour que le peuple prenne au sérieux les sanctions liées aux mitsvot?
Toujours est-il que dans son cas, le peuple n’a pas hésité à appliquer la peine capitale au titre de châtiment divin.

Enfin, la paracha termine avec le commandement des tzitzit.
L’un des versets mentionne: “afin que vous ne nous égariez pas à la suite de votre cœur et de vos yeux” (Nb 15:39).
Il ne s’agit en fait pas des organes mais bien des yeux de l’esprit (comprendre et connaître) et des pulsions du cœur.
Ce verset est l’un de ceux qui clôture la lecture du Shema.

D’après Yechayahou Leibowitz, de nombreuses personnes tentent de vider la religion de son contenu religieux pour la fonder sur une base morale, d’expliquer la Torah comme un livre dont l’étude vise à la perfection morale de l’homme.
Le concept de moussar/éthique est compris par de nombreuses personnes comme désignant une certaine ligne de comportement humain, le “comportement moral”.
D’après Leibowitz, il n’existe pas d’erreur plus grande. La doctrine morale ne porte pas sur le comportement, elle est la doctrine des intentions et des buts de l’homme.

 

Qu’est-ce qu’une intention bonne et juste?
Pour Socrate, il s’agit d’orienter sa volonté conformément à la manière dont l’homme voit et comprend le monde. La doctrine morale grecque de la Stoa est construite sur cette réponse de même qu’à l’époque moderne l’éthique de Spinoza.

Pour Kant, il s’agit d’orienter sa volonté selon “la loi morale qui se trouve en soi”.

Revenons à notre verset. “Vous ne vous égarerez pas à la suite de votre cœur” constitue la réfutation du principe kantien et “vous ne vous égarerez pas après vos yeux” est celle du principe socratique. La raison en est immédiatement fournie: “Je suis l’Eternel votre Dieu”.
Toutes les décisions morales, qu’elles soient conformes à Socrate ou à Kant, découlent d’une conception où l’homme se considère faisant face à l’homme: la régulation de sa relation aux autres détermine son choix moral.
La foi religieuse elle, repose sur une autre conception dans laquelle l’homme se considère comme faisant face à Dieu.

 

Shabbat shalom
*Inspiré des enseignements du Rabbi Lord Jonathan Sacks

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