Le Paris de la modernité, 1905-1925

Man Ray (Emmanuel Radnitsky), Noire et blanche, 1926- 1980 (tirage). Photographie noir et blanc, 18 x 23,5 cm FRAC Bourgogne, Dijon. Photo © Telimages © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2023.

De 1905 à 1925, Paris est le foyer d’un prodigieux rayonnement culturel. L’exposition « Le Paris de la modernité », au Petit Palais, retrace une période d’ébullition dans tous les champs artistiques, marquée par l’engagement de nombreuses personnalités juives dans cet essor de l’art moderne.

Dès 1884, le Salon des indépendants s’ouvre aux artistes novateurs, exclus du Salon officiel. Son succès suscite d’autres initiatives, tel le Salon d’automne (1903), et attire des marchands d’art dont les galeries font du quartier des Champs-Élysées le haut lieu de l’art moderne. Au Salon d’automne de 1905, la critique s’indigne des toiles de Henri Matisse, André Derain et Maurice de Vlaminck, les « Fauves ». La galerie Bernheim-Jeune, met Matisse sous contrat et porte les Fauves sur le marché international. En 1907, Daniel-Henry Kahnweiler ouvre sa galerie et y expose Derain, Van Dongen, Vlaminck, dont il a l’exclusivité . Il assure ensuite la promotion des cubistes : Pablo Picasso, Georges Braque, Fernand Léger et Juan Gris. Lorsque Braque est refusé au Salon d’automne, Kahnweiler l’expose en 1908. Galeriste visionnaire, il vise le marché international et vend les œuvres de ses artistes sous contrat à de grands collectionneurs étrangers. En février 1912, la galerie Bernheim-Jeune expose les futuristes italiens, inspirés par le vitalisme du philosophe Henri Bergson.

Marc Chagall, Ma fiancée aux gants noirs, 1909. Huile sur toile, 87,4 x 64,4cm. Kunstmuseum Basel, Bâle. ©Kunstmuseum Basel, acquis avec la contri bution du Dr. h.c. Richard Doetsch-Benziger. Photo © Martin P. Bühler.

Les artistes étrangers affluent à Paris, capitale de l’art moderne. Picasso peint Les Demoiselles d’Avignon (1907) dans son atelier du Bateau-Lavoir à Montmartre. Des nus féminins et des portraits, dont celui de la mécène Gertrude Stein (1906), témoignent de son passage au cubisme. Max Jacob, peintre, poète et écrivain, est le premier à soutenir Picasso et à écrire sur son travail. Lorsque Gertrude et Leo Stein lui achètent son fonds d’atelier en 1909, Picasso quitte le Bateau-Lavoir et s’installe boulevard de Clichy. Montmartre passe de mode et les artistes convergent dès lors vers Montparnasse où des ateliers collectifs tels que La Ruche et la Cité Falguière offrent un logement et un espace de travail aux plus désargentés. Célèbre « Montparno », Marie Vassilieff, crée en 1911 l’Académie Vassilieff, que fréquentent Guillaume Apollinaire, Ossip Zadkine, Chana Orloff, Marc Chagall, Amedeo Modigliani, Ossip Zadkine, Jacques Lipchitz, Chaïm Soutine…

Marevna, La mort et la femme, 1917. Huile sur bois, 107 x 134 cm. Association des Amis du Petit Palais, Genève. Photo © Studio Monique Bernaz, Genève.

La plupart des locataires de La Ruche sont de pauvres artistes célibataires, mais certains y vivent en famille, comme Michel Kikoïne. Chaim Lipchitz y rencontre la peintre juive Marevna (Marie Vorobieff) et Diego Rivera, qui le présente à Braque et Picasso. Le Marin à la guitare (1914-1915) de Lipchitz témoigne de ses recherches cubistes. Arrivé à Paris, Marc Chagall peint L’Atelier (1911), d’un style inspiré de Matisse. Il y figure Ma fiancée aux gants noirs (1909), portrait de son aimée, Bella Rosenfeld. En 1912, Chagall expose au Salon des indépendants et s’installe à La Ruche où il se lie d’amitié avec Blaise Cendrars. Suisse et fils d’horloger, Cendrars, est un habitué du salon de Robert et Sonia Delaunay. Sonia Delaunay et Cendrars créent La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France (1913) : « livre-tableau » constitué d’une feuille en accordéon qui se déplie sur 2 mètres. Cendrars y évoque le voyage en Transsibérien d’un jeune poète en compagnie d’une prostituée. Née Stern, Sonia travaille sur la notion de « simultanéité » et peint des formes colorées aux « contrastes simultanés », qui suivent leur propre rythme, indépendamment du poème en prose libre, sans ponctuation, écrit par Cendrars. De nombreux artistes vivent et travaillent à la Cité Falguière. Arrivé à Paris en 1906, Amedeo Modigliani dilapide vite l’héritage de son père, banquier à Livourne. À la Cité Falguière, Constantin Brancusi l’initie à la sculpture sur pierre. De 1910 à 1915, en vue d’un projet de temple à la beauté idéale, « Modi » taille des blocs récupérés sur des chantiers, réalisant des têtes et des cariatides, qu’il présente au Salon d’automne de 1912. La tuberculose le force à arrêter de sculpter, mais ses portraits peints montrent l’élongation de la forme et la simplification des traits expressifs qui caractérisent ses sculptures.

Amedeo Modigliani, Maternité, 1919. Huile sur toile, 130 x 81 cm. Musée National d’Art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris en dépôt au LaM, Villeneuve d’Ascq. Photo © RMN-Grand Palais (Centre Pompidou, MNAM CCI) / Bertrand Prévo.

Été 1914, répondant à l’ « appel aux étrangers vivant en France » lancé par Cendrars, Ricciotto Canudo et Lipchitz, des artistes s’engagent, surtout à la Légion étrangère. Moïse Kisling sera décoré de la croix de guerre avec palmes. Ambulancier, gazé et réformé en 1917, Ossip Zadkine réalise treize eaux-fortes témoignant de son expérience de la guerre. Interrompu brutalement par cette évocation de la Grande Guerre et de son impact sur la scène artistique parisienne, le parcours de l’exposition se poursuit dans les « années folles » qui voient le succès de ces jeunes artistes, souvent juifs, formant ce que le critique André Warmod nomme en 1925 l’« École de Paris ». La scénographie donne une place de choix à L’Homme à la pipe (1924), chef-d’oeuvre de Chana Orloff. Chaïm Soutine fréquente d’abord ses compatriotes Pinchus Krémègne et Michel Kikoïne à La Ruche. Modigliani l’aide et l’encourage, lui faisant signer un contrat avec son marchand, Leopold Zborowski. Modigliani meurt de la tuberculose en janvier 1920. Les déformations envahissent alors l’œuvre de Soutine, bouleversé par cette disparition. En 1922, le collectionneur américain Albert Barnes lui achète beaucoup de toiles et le tire de la misère. Ossip Zadkine se distingue par sa maîtrise de la taille directe, du bois et de la pierre. Naturalisé français en 1921 pour son engagement de guerre, il se forge un style singulier hérité du cubisme et installe son atelier rue d’Assas (1928).

Chaïm Soutine, La Fiancée, 1923. Huile sur toile, 91 x 55 cm. Établissement public du musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie – Valéry  Giscard  d’Estaing, Paris. Photo © RMN-Grand Palais (musée de l’Orangerie) / Hervé Lewandowski.

Dada et le surréalisme ouvrent de nouvelles voies à la création. Fondé en 1916 au Cabaret Voltaire de Zurich par des artistes en révolte, dont le poète juif Tristan Tzara, Dada essaime à travers l’Europe. Venu de New York, Man Ray crée Le Cadeau (1921), sculpture « prête à l’emploi ». Tonsure (1921) et Élevage de poussière (1920) témoignent de son amitié avec Marcel Duchamp. Dans la suite de Dada, André Breton publie le Manifeste du surréalisme (1924). Passionnée de littérature, d’art et de philosophie, Simone Kahn est née de Juifs alsaciens qui ont fait fortune dans l’exploitation du caoutchouc au Pérou. Étudiante à la Sorbonne, elle rencontre André Breton et l’épouse. Leurs affinités esthétiques et intellectuelles donnent naissance à une splendide collection d’art. Ils soutiennent leurs amis artistes à travers l’achat d’œuvres et l’organisation d’expositions mais donnent aussi une place centrale aux « arts premiers » dans leur collection : masques africains, sculptures précolombiennes, etc.

Man Ray (Emmanuel Radnitsky), Le violon d’Ingres, 1924-1977 (tirage). Photographie noir et blanc, 27 x 20 cm. FRAC Bourgogne, Dijon. © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2023.

Figure iconique du Montparnasse des « années folles », Aïcha Goblet est une modèle favorite des peintres, dont Jules Pascin, qui devient son ami, et Moïse Kisling. La légendaire Kiki de Montparnasse, modèle de Kisling, Foujita et Modigliani, devient « la muse » de Man Ray, lui inspire ses célèbres photographies, Noire et blanche (1926) et Violon d’Ingres (1924), et figure dans ses films expérimentaux : Le Retour à la raison (1923) et L’Étoile de mer (1928). C’est en photographie que des Juifs étrangers (Man Ray, Brassaï, André Kertész, Germaine Krull…) marquent la scène parisienne  en inventant un regard inédit sur le monde. Paris est une fête que domine l’image de la garçonne, dont le succès est alimenté par l’essor de la presse féminine, de la publicité et de l’industrie cosmétique (cf. Helena Rubinstein). Des réseaux de sociabilités lesbiennes se constituent autour des rencontres artistiques de Gertrude Stein et du salon littéraire de Natalie Clifford Barney. Chana Orloff sculpte le Portrait de Romaine Brooks (1923), compagne de cette romancière américaine. Tamara de Lempicka, d’origine juive polonaise et formée dans l’atelier du cubiste André Lhote, adopte le thème saphique dans Les Deux Amies (1923). L’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925 est le point d’orgue du style Art déco, en particulier dans la mode : sur le pont Alexandre III, la Boutique Simultané de Sonia Delaunay est saluée par la critique. Depuis 1912, cette artiste visionnaire expérimente les arts de la mode et de la décoration intérieure suivant son idéal d’unicité de l’art. Sonia Delaunay prononcera un discours en faveur de la démocratisation de la mode à la Sorbonne en 1927.

Roland Baumann.

Tamara de Lempicka, Saint-Moritz, 1929. Huile sur bois, 35 x 27 x 0,5 cm. Musée des Beaux-Arts d’Orléans / photo François Lauginie © ADAGP, Paris 2023 ©Tamara Art Heritage

Le Paris de la modernité, 1905-1925
Jusqu’au 14 avril 2024
Du mardi au dimanche de 10h à 18h Nocturnes : vendredis et samedis jusqu’à 20h
Petit Palais Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris
Avenue Winston-Churchill, 75008 Paris
https://www.petitpalais.paris.fr/

Pour en savoir plus

https://old.maisondelaculturejuive.be/art/lart-de-chana-orloff-entre-paris-et-israel-1/

https://old.maisondelaculturejuive.be/art/lart-de-chana-orloff-entre-paris-et-israel-2/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Galerie_Bernheim-Jeune

https://fr.wikipedia.org/wiki/Daniel-Henry_Kahnweiler

https://fr.wikipedia.org/wiki/Henri_Bergson

https://fr.wikipedia.org/wiki/Gertrude_Stein

https://fr.wikipedia.org/wiki/Leo_Stein

https://fr.wikipedia.org/wiki/Max_Jacob

https://fr.wikipedia.org/wiki/Sonia_Delaunay, née Sophie Stern

https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_peintres_juifs_de_l’École_de_Paris

https://fr.wikipedia.org/wiki/Amedeo_Modigliani

https://fr.wikipedia.org/wiki/Chaim_Jacob_Lipchitz

https://fr.wikipedia.org/wiki/Ossip_Zadkine

https://fr.wikipedia.org/wiki/Chaïm_Soutine

https://fr.wikipedia.org/wiki/Moïse_Kisling

https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie_Vorobieff, alias Marevna

https://fr.wikipedia.org/wiki/Jules_Pascin

https://fr.wikipedia.org/wiki/Tristan_Tzara

https://fr.wikipedia.org/wiki/Man_Ray

https://fr.wikipedia.org/wiki/Simone_Breton , née Simone Kahn

https://fr.wikipedia.org/wiki/Aïcha_Goblet

https://en.wikipedia.org/wiki/Tamara_de_Lempicka

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