Vue de la rue de la Régence et de la Grande synagogue à Bruxelles, fin du XIXe siècle. © Commuauté Israélite de Bruxelles
Retour sur la vie juive à Bruxelles avant la Première Guerre mondiale, l’historien Philippe Pierret publie le second volume de son « livre des Petits ».
Imposant répertoire des familles juives résidant à Bruxelles de 1785 à 1910, Le livre des petits est un ouvrage incontournable tant pour les amateurs de généalogie juive que pour les passionnés d’histoire locale. Spécialiste de l’histoire sociale et religieuse du judaïsme de Belgique et de France, Philippe Pierret est bien connu pour ses recherches et publications sur la partie juive du cimetière du Dieweg à Uccle. Jadis conservateur du Musée juif de Belgique et organisateur de chantiers de restauration de cimetières juifs en Belgique et à l’étranger, il est actuellement curateur d’expositions et chercheur de la Fondation Arthur Langerman pour l’étude de l’antisémitisme visuel (ALAVA – Berlin), ainsi que chargé de cours à l’UCLouvain, où il enseigne l’histoire des Juifs en Belgique.
Fruit de plus de dix ans de recherches, menées en particulier aux Archives générales du Royaume (AGR), Le livre des Petits s’inscrit dans la continuité avec le Dictionnaire biographique des Juifs de Belgique, publié en 2002 sous la direction de Jean-Philippe Schreiber. Alors que cet excellent ouvrage collectif honore surtout la mémoire des grands noms du judaïsme belge aux 19ème et 20ème siècles, Le livre des Petits porte son attention sur l’ensemble de la population juive bruxelloise : la « majorité silencieuse ». Comme l’écrit Thomas Gergely dans sa préface au second tome, sorti de presse en décembre 2023, Le livre des Petits rend justice aux « sans grade » de l’histoire juive bruxelloise : membres de la communauté tombés dans l’oubli faute de documents d’archives familiales, ou de photographies anciennes témoignant de leurs parcours de vie…
Dans sa recherche de longue haleine, Pierret croise les archives officielles avec les données biographiques récoltées dans les cimetières et sur les sites internet de généalogie. Le livre des Petits pourfend les stéréotypes : les Juifs bruxellois à la « Belle Époque » ne sont pas tous diamantaires, banquiers et avocats… et seuls une minorité d’entre-eux exercent le métier séculaire de colporteur ! L’auteur explique : La réussite financière et la reconnaissance sociale de quelques familles juive dans les domaines socio-économique, politique, artistique et communautaire au dix-neuvième siècle ne doit pas faire oublier l’incroyable diversité de parcours de la majorité des Juifs habitant Bruxelles à l’époque et dont ma recherche montre qu’ils étaient actifs dans pratiquement tous les secteurs professionnels de notre capitale! Les archives documentent l’ampleur de l’assimilation à la société bruxelloise et les mariages mixtes dans une communauté dont les membres originaires en majorité des pays voisins mais aussi d’Europe centrale et orientale, habitent surtout le centre-ville, ainsi que les communes qui s’urbanisent rapidement dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle : Anderlecht, Saint-Josse-ten-Noode, Ixelles et Schaerbeek.
L’historien du judaïsme résume le cheminement de sa recherche que couronne enfin la sortie du second tome de son répertoire des « Petits » : Le projet a démarré dans le cadre de mes travaux de doctorat sur le cimetière du Dieweg et les lieux de sépulture juifs en Belgique. Je me suis trouvé avec une incroyable masse d’archives et pris de passion pour l’histoire de tous ces inconnus dont les noms ne figurent pas au « Dictionnaire biographique des Juifs de Belgique » ! Les deux volumes de mon ouvrage constituent une vaste base de données rassemblant quelque 2500 noms de Juifs résidant à Bruxelles et dont la plupart y sont aussi décédés, avant 1910. Dans ce second tome, j’ai développé la section des femmes pour mieux les visibiliser. J’ai réalisé l’ensemble de cette recherche à partir des registres des inhumations de la communauté israélite de Bruxelles. Sur cette base, j’ai ensuite retrouvé et consulté chaque acte de décès aux Archives générales du Royaume. Ce document me renvoie à la naissance, au mariage, à la profession, etc. du défunt et me fournit donc une série d’informations capitales sur son identité sociale et sa parentèle. Pendant 8 ans, j’ai passé ainsi une journée par semaine aux AGR, à la recherche des
défunts repris sur les listes d’inhumations de la Hevra Kadisha de Bruxelles… Dans cette longue recherche archivistique j’ai retrouvé aussi les traces de Juifs bruxellois qui ne figurent pas sur les listes de cette société d’inhumation juive et n’ont pas été enterrés au Dieweg. Je suis parvenu à les identifier en consultant les grands registres de l’état civil, effectuant alors des investigations complémentaires pour retracer leurs rapports à la communauté juive et à la société bruxelloise. J’ai construit ainsi petit à petit un vaste répertoire chronologique, constituant une base de données, reprise sur CD-ROM pour la période 1785-1885 présentée dans le premier tome, ce qui permet d’effectuer des recherches croisées sur base du répertoire. Pour les années 1886-1910, présentées dans ce second tome, la base de données complète, accessible via un lien internet, comporte aussi les actes de mariage établis à Bruxelles de 1785 à 1890, ainsi que les 3248 personnes enterrées dans la partie juive du Dieweg avec toutes les épitaphes, en six langues, figurant sur leurs sépultures et les traductions de ces inscriptions funéraires.
L’abondante iconographie : photographies, reproductions de documents officiels, de cartes publicitaires des commerces juifs, etc. renforce l’intérêt des deux tomes de l’impressionnant ouvrage de Philippe Pierret. Dans le second tome, tout comme dans le premier volume, l’introduction historique au répertoire chronologique est ponctuée d’anecdotes et de faits singuliers, concernant des patronymes, des métiers, des parcours de vie… nous proposant différentes pistes de lecture du répertoire. Véritable coeur de l’ouvrage, ce répertoire des personnes, pour la plupart décédées dans les communes bruxelloises, se constitue de fiches individuelles que Pierret présente dans l’ordre des dates de décès, identifiant la personne, ses activités professionnelles, ses lieux de résidence et de naissance, citant aussi ses parents et les témoins présents lors de la déclaration du décès aux autorités communales. En annexe de ce second tome, des textes d’analyse historique évoquent la Hevra Kadisha et ses membres, le Refuge pour Vieillards Israélites et enfin le cimetière du Dieweg, où sont inhumés la plupart des Juifs bruxellois à partir de 1879. Comme le rappelle l’auteur en note de bas de page invitant de jeunes chercheurs à poursuivre son « enquête démographique » en collectant les données de la « majorité silencieuse », en particulier celles qui concernent les femmes et leurs rôles dans le phénomène migratoire, « aussi loin dans le temps que la législation appliquée au domaine de la vie privée le permettra ». En effet, suite aux nouveaux dispositifs légaux protégeant la vie privée, les délais de consultation et de publication sont de 50 ans pour les décès et 75 ans pour les actes de mariage, mais de 100 ans pour les actes de naissance. Pas question donc pour le moment de produire un nouveau « livre des Petits » pour les années 1910-1940, période majeure de l’histoire du judaïsme bruxellois…
Philippe Pierret commente : Lors des visites guidées que j’effectue au cimetière du Dieweg, je reçois de nombreuses demandes de personnes qui ont des parents enterrés dans la partie juive de cette nécropole. Ces défunts figurent dans mon répertoire. Je connais leurs métiers, leurs parcours de vie… Ils me sont familiers ! Pour cet historien du judaïsme en Belgique, la nécropole du Dieweg, est devenue une « maison des vivants » dont il connaît tous les résidents ! Oœuvre de mémorialiste et outil de travail permettant à l’historien d’évoquer la communauté juive dans toute sa diversité sociale, Le livre des Petits est aussi un remarquable lieu de mémoire du judaïsme bruxellois moderne, depuis ses débuts, à la fin de l’Ancien Régime, jusqu’à la « Belle Époque ».
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Roland Baumann
Lire
Philippe Pierret, Le livre des petits – Répertoire des familles juives à Bruxelles, Tome I (1785-1885), Musée juif de Belgique, 2015.
Philippe Pierret, Le livre des petits – Répertoire des familles juives à Bruxelles, Tome II (1886-1910), Institut d’Études du Judaïsme/Fondation Simon et Lina Haïm, 2023.
Accès à la base de données du tome II : https://pierretpatrimoines.be/le-livre-des-petits/
Philippe Pierret, Mémoires, mentalités religieuses, art funéraire: la partie juive du cimetière de Dieweg à Bruxelles, XIXe-XXe siècles. Collection de la Revue des Études Juives, Peeters, 2005.