Le cri de liberté. Chagall Politique

L’exposition Chagall à La Piscine de Roubaix approche l’oeuvre du maître de l’art juif sous l’angle de son engagement dans l’histoire du 20e siècle.

Fruit d’une coproduction avec la Fondation MAPFRE de Madrid et le Musée National Marc Chagall de Nice, cette exposition thématique et chronologique montre de nombreux documents tirés des archives Marc et Ida Chagall à Paris. Introduisant le visiteur à cette vision inédite de Chagall, la Commedia dell’arte, grande toile crée à Vence en 1958-1959, et dont les études préalables montrent la richesse symbolique, est « une métaphore sociopolitique » inspirée par l’univers du cirque que l’artiste associe d’abord à l’euphorie carnavalesque qui suit la chute du tsarisme en Russie, plus tard à l’explosion festive de la Libération du nazisme, ou de l’indépendance d’Israël. Le parcours de l’exposition évoque ensuite les « identités plurielles » de « l’artiste migrateur » : son premier autoportrait connu (1907) fonde une pratique qu’il variera peu, liée aux expériences de l’émigration et de l’exil, témoignant d’un monde intime stable, face aux tribulations du monde. Sujets autonomes, ou intégrés à des compositions complexes, ces autoportraits montrent l’artiste « dans tous ses états », témoin des événements historiques et politiques de son temps.

Marc Chagall (1887-1985), Commedia dell’arte, 1959 Technique mixte sur toile 255 x 400 cm Adolf und Luisa Haeuser Stiftung für Kunst und Kulturpflege, Hattersheim © ADAGP, Paris, 2023
Marc Chagall (1887-1985), Commedia dell’arte, 1959
Technique mixte sur toile 255 x 400 cm
Adolf und Luisa Haeuser Stiftung für Kunst und Kulturpflege, Hattersheim
© ADAGP, Paris, 2023

Comme Chagall l’exprime dans un poème, la Russie est le pays qui habite son âme et dont il emporte le souvenir dans ses errances. Son univers pictural est profondément imprégné par sa jeunesse à Vitebsk, « son shtetl » dont il ne cesse de décliner les paysages et les architectures dans ses œuvres. Déjà pendant ses études d’art à Saint-Pétersbourg il représente ses visions du shtetl, y intégrant des proches et des figures typiques de la vie juive. Il fait du shtetl la source mémorielle de son oeuvre tout en resituant ce passé dans les événements du présent. « La maison bleue » (1920) évoque Vitebsk et le monde disparu de son enfance : « fenêtre par laquelle il pouvait s’envoler dans un autre monde » cette toile, vendue par les nazis à Lucerne en 1939, est conservée au musée de La Boverie à Liège. Chagall arrive à Paris, s’installe à La Ruche, découvre le cubisme et la poésie d’avant-garde. L’été 1914, il expose à Berlin, puis retourne à Vitebsk où le surprend la guerre. Il y épouse Bella Rosenfeld (1915). Enthousiasmé par la révolution d’Octobre, Chagall est nommé commissaire des beaux-arts de la région de Vitebsk (1918). Il conçoit les décors des fêtes du premier anniversaire de la révolution, fonde une école d’art et un musée. Exclu de l’École populaire d’art de Vitebsk par Malévitch, il enseigne dans une colonie d’enfants juifs orphelins, à Malakhovka, près de Moscou (1921).

Marc Chagall (1887-1985), La Maison bleue, 1920
Huile sur toile 66 x 97 cm
Musée des Beaux-Arts de Liège / La Boverie
Photo: G. Micheels, Ville de Liège/La
Boverie © ADAGP, Paris, 2023

Invité par A. Granowsky au Kammerthéâtre juif de Moscou (GOSET), Chagall y réalise les décors et les costumes de trois pièces de Sholem Aleikhem et se lie d’amitié avec l’acteur Solomon Mikhoels. Il crée aussi sept panneaux décoratifs pour une salle du théâtre. Le yiddish exprime les espoirs de toute une génération de Juifs en lutte pour un monde nouveau après la révolution. Chagall participe activement à cette « modernité yiddish », contribuant entre-autres aux revues Shtrom et Khaliastra, ou illustrant le recueil de poèmes Troyer (« Deuil », 1922) de David Hofstein, à la mémoire des victimes des pogroms qui ravagent l’Ukraine durant la guerre civile. Hofstein est membre de la Kultur Lige, association révolutionnaire née à Kiev (1918) et œuvrant à la renaissance artistique juive. Comme Mikhoels avant lui (1948), il sera victime de l’antisémitisme stalinien lors de la « Nuit des poètes assassinés » (1952).

Marc Chagall (1887-1985), La Guerre, 1943
Huile sur toile 106 x 76 cm
Céret, musée d’Art Moderne. Dépôt du MNAM.
Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Jacqueline Hyde
© ADAGP, Paris, 2023

De retour en France (1923), Chagall s’installe à Paris, puis à Boulogne. Ambroise Vollard lui commande des illustrations pour une édition des fables de La Fontaine, puis de la Bible. Comme le souligne l’exposition, les figures de prophètes dominent dès lors les écrits et l’œuvre de Chagall, fasciné par l’oeuvre visionnaire de Kafka, « mon confrère […] le successeur direct de Jérémie et d’Ézéchiel ». Mais, « Les temps ne sont pas prophétiques » : les œuvres et documents exposés de l’artiste reflètent un pressentiment du danger, intensifié par l’antisémitisme ambiant, dont Chagall est lui-même victime, comme en témoigne par exemple « Les Beaux-Arts de Bruxelles » dans un article sur la polémique que déclenche le projet d’acquisition d’un de ses tableaux par l’État belge, dénoncé par Paul Colin et Lucien Solvay, critiques d’art antisémites et futurs « collabos ». Invité par Meïr Dizengoff, maire de Tel-Aviv, pour la pose de la première pierre du futur musée d’art de la ville, Chagall voyage en Palestine avec Bella et leur fille Ida (1931). Chagall veut « voir et vivre sa Bible » Il peint des paysages et des vues de synagogues à Tel-Aviv, Safed, et Jérusalem où il représente aussi le Kotel. De retour à Paris, ce voyage lui inspire de superbes gouaches préparatoires aux eaux-fortes de la Bible. Vollard décède en 1939, et l’ouvrage, illustré de 105 eaux-fortes, ne sera publié qu’en 1956, par Tériade. Chagall consacre alors une large part de son œuvre à la Bible, utilisant les épisodes du récit antique pour évoquer les événement de son temps.

Marc Chagall (1887-1985), Au-dessus de Vitebsk, 1922
Huile sur toile 73×91 cm
Kunsthaus Zürich, don de la Société de réassurance Union, 1973
© ADAGP, Paris, 2023

Mis au pilori par les nazis dans l’exposition Entartete Kunst (« art dégénéré ») en 1937, Chagall est enfin naturalisé français, après deux refus de l’administration. Réfugié à Gordes (Vaucluse) en mai 40, il fait bientôt l’objet d’une procédure de dénaturalisation et rapporte dans ses carnets l’antisémitisme qui s’empare de la France de Vichy. Arrêté à Marseille et relâché grâce à Varian Fry de l’Emergency Rescue Committee, il se résout à l’exil, invité à New York par le directeur du MoMA. L’exposition Artists in Exile (1942) à la galerie Pierre Matisse de New York, rassemble 14 artistes exilés, dont André Breton, Max Ernst, Zadkine, Lipchitz, Léger et Chagall. Antifasciste, Chagall s’implique avec Bella dans les activités de nombreuses organisations juives américaines. Des photos le montrent avec Mikhoels, de passage à New York en 1943. « Scènes d’horreur depuis l’exil » : Chagall crée de grandes crucifixions et des scènes de pogroms dans des paysages en feu. Son Christ aux hanches entourées d’un talit, est un juif crucifié, symbole du martyr de tout un peuple. Dévasté par la mort de Bella (1944), et l’anéantissement des Juifs d’Europe, Chagall écrit des récits et des poèmes en yiddish.

Marc Chagall (1887-1985), Résurrection, 1937-1948
Huile sur toile de lin 168,3 x 107,7 cm
Nice, musée national Marc Chagall. Dépôt du MNAM.
Photo : RMN-Grand Palais (musée Marc Chagall) / Gérard Blot
© ADAGP, Paris, 2023

De retour en France en 1948, Chagall travaille à des projets monumentaux dans des édifices religieux et des salles de spectacle, autour du thème de la paix. Ardent partisan de la création de l’État d’Israël, comme l’atteste sa correspondance (en russe) avec David Ben Gourion, il publie dans la revue Eynikeyt un texte célébrant la renaissance du judaïsme après la Shoa, en terre d’Israël. L’artiste affirme aussi ses liens avec l’État juif par la réalisation de vitraux figurant les douze tribus d’Israël pour la nouvelle synagogue de l’hôpital Hadassah (1962), ainsi que de tapisseries et de mosaïques pour la Knesset (1967) à Jérusalem. Il illustre le Journal d’Anne Frank, publié par l’Alliance israélite universelle (1959). Messager de la paix, il crée des vitraux pour le siège des Nations unies à New York et pour la chapelle des Cordeliers à Sarrebourg. Le cycle du Message biblique, offert à l’État français, mène à la création du Musée national Marc Chagall à Nice (1973). Ce dialogue permanent entre les techniques (sculpture, céramique, vitrail, tapisserie, mosaïque) enrichit la peinture et l’œuvre monumentale de l’artiste, affirmant sa vision synthétique des formes, des textures et des couleurs.

Marc Chagall (1887-1985), Solitude, 1933
Huile sur toile 102×169 cm
Tel Aviv Museum of Art, don de l’artiste,1953
Photo: Avraham Hai © ADAGP, Paris, 2023

Comme la rétrospective Chagall aux MRBAB de Bruxelles en 2015, « Le cri de liberté » parcourt toute la carrière de l’artiste à travers une sélection de chefs-d’oeuvre, mais cette exposition novatrice, montrée en 2024 à Madrid, puis à Nice, révèle le profond ancrage de Chagall dans l’histoire juive du 20e siècle, documentant les étapes de son engagement pour le judaïsme. Face à la barbarie, l’artiste « ne renonce jamais à l’espoir d’un monde meilleur, d’égalité, d’humanité, d’amour, de couleur, de musique et de poésie ».

Roland Baumann

 

Exposition : Le cri de liberté. Chagall politique. Jusqu’au 7 janvier 2024.

La Piscine, 23 rue de l’Espérance, 59100 Roubaix.

Mardi-jeudi 11-18h, vendredi 11-20h, Sa-Di 13-18h (fermé lundi)

roubaix-lapiscine.com

 

Pour en savoir plus

Ben Durant, « Marc Chagall de Vitebsk à Jérusalem. Itinéraire d’un artiste juif », 2015 :

https://koregos.org/fr/ben-durant-marc-chagall-de-vitebsk-a-jerusalem/7522/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Marc_Chagall

https://musees-nationaux-alpesmaritimes.fr/chagall/

Chagall dans les collections des Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique (MRBAB) :

https://fine-arts-museum.be/fr/la-collection/artist/chagall-marc

https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Ruche_(cité_d’artistes)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Kultur_Lige

https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexis_Granowsky

https://fr.wikipedia.org/wiki/Cholem_Aleikhem

https://fr.wikipedia.org/wiki/Solomon_Mikhoels

https://fr.wikipedia.org/wiki/Nuit_des_poètes_assassinés

https://fr.wikipedia.org/wiki/Ambroise_Vollard

https://fr.wikipedia.org/wiki/Varian_Fry

https://fr.wikipedia.org/wiki/Emergency_Rescue_Committee

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