Tropicana Hotel, Las Vegas, USA, 1957 © Elliott Erwitt / Magnum Photos
Après Paris et Lyon, la grande rétrospective de l’oeuvre du photographe juif Elliott Erwitt (1928-2023) est à Bruxelles.
Né à Paris, de parents juifs, immigrés de Russie, Elio Romano Erwitz grandit à Milan. En 1939, sa famille émigre à New York. Son père s’établit en 1941 à Los Angeles, où « Elliott » travaille dans un labo photo. Passionné de photographie, il étudie au Los Angeles City College, puis à la New School for Social Research de New York. Une succession de rencontres l’aide à plonger dans le métier de photographe : Robert Capa, cofondateur de Magnum Photos l’invite à rejoindre cette coopérative de photographes. Edward Steichen, directeur du département de la photographie du MoMA, lui fait une place dans son exposition collective The Family of Man (1955). Roy Stryker l’associe à un projet de photographie documentaire à Pittsburgh. Ancien directeur de la section photo de la Farm Security Administration (FSA), Stryker a lancé de grands photographes, tels Walker Evans, Dorothea Lange, Gordon Parks…
Les photographes engagés par Stryker à la Pittsburgh Photographic Library (PPL) documentent la « Renaissance » de « la ville de l’acier », où se met en place un vaste projet de rénovation urbaine, d’amélioration des transports et de l’environnement très pollué de cette région industrielle. En septembre 1950, Elliott Erwitt arrive à Pittsburgh en bus Greyhound et loge au YMCA. Armé d’un Leica IIIC et d’un Rolleiflex, il arpente inlassablement les rues du centre-ville et les quartiers populaires, menacés par les plans d’urbanisme, et développe ensuite ses photos dans la chambre noire de la PPL. Stryker le laisse libre de documenter la ville à sa façon, sélectionnant les photos qui lui semble faire passer le message d’une ville en mutation vers le progrès. Erwitt passe beaucoup de temps à photographier les enfants dans les rues de Pittsburgh, tel ce gosse afro-américain du Hill District qui sourit tout en pointant un revolver jouet sur sa propre tempe. Surnommé “Little Harlem”, le Hill District est le centre de la scène jazz de Pittsburgh. Visé par les plans de Renaissance, le Lower Hill District sera bientôt rasé et ses milliers d’habitants déplacés de force. Erwitt quitte Pittsburgh en décembre 1950 pour entrer à l’armée. Faute de crédits, la PPL termine sa mission en 1953. Les 18.000 clichés de ce projet photo, conservés à la Bibliothèque Carnegie de Pittsburgh, seront redécouverts par des historiens. Paru en 2017, un livre photo révèle les photos méconnues d’Erwitt à Pittsburgh, portrait attachant d’une ville industrielle en mutation et de ses habitants. Erwitt maîtrise déjà son art d’une photographie humaniste dont la rue et l’espace public sont le théâtre d’action privilégié. L’automne 1950 à Pittsburgh est le moment fondateur de son œuvre et de sa signature visuelle.
Erwitt fait son service militaire comme assistant photographe. En 1951, caserné dans une base américaine en Allemagne, il participe au concours Life Young Photographers et remporte la seconde place avec « Bed and Boredom », un reportage sur le quotidien du soldat. Avec le montant du prix, il achète une voiture et voyage en Europe. De retour à la vie civile, Erwitt publie ses images dans les grands magazines illustrés américains : Life, Collier’s, Look, Holiday… Il invente des trucs singuliers à la prise de vues. Se promenant en rue, il aboie lorsqu’il voit passer un chien avec son maître, provoquant un sursaut du chien et parfois d’excellentes prises de vue. Lorsqu’il fait un portrait de groupe, il utilise un klaxon pour attirer l’attention de ceux qui posent, les détendre et photographier des visages plus naturels. Dans les années 1970-1980, Erwitt réalise des films documentaires, puis des programmes de télévision. Auteur prolifique et « versatile » dans le choix de ses sujets, ce « peintre de l’intime » devient un grand maître de la photographie américaine.
Réalisée par la société Tempora, la rétrospective Elliott Erwitt montre une sélection de 215 photos, présentant les thèmes et caractéristiques majeurs de son oeuvre : l’humour, l’ironie, la curiosité du regard, l’émotion… et surtout, l’humanisme. Erwitt distinguait ses clichés personnels en noir et blanc, des travaux de commande en couleur : « Je ne mets pas de couleur dans mon travail personnel. La couleur, c’est du domaine professionnel. » Cette distinction était théorique car Erwitt donnait une véritable qualité artistique à ses commandes. Les cartels des photos exposées sont minimalistes : Erwitt n’aimait pas décrire ses images et se limitait le plus souvent à noter l’année et le lieu de ses prises de vues. Chaque section de l’exposition est introduite par un autoportrait du photographe.
De grands thèmes se succèdent, d’abord en noir et blanc : Erwitt aime photographier les couples. Photo iconique d’amoureux en Californie, vus dans le rétroviseur d’une voiture, en bord de mer, au bout du Sunset Boulevard, lors d’un coucher de soleil. Prise en 1955 pour le magazine Life, Erwitt ne redécouvre cette image qu’en 1988, en triant d’anciennes planches contact! Une autre photo de 1989, semble instantanée : sur fond de Tour Eiffel, un couple enlacé, brave la pluie et le vent. Devant eux, un homme bondissant fend l’air avec élégance ! Cette scène est le fruit d’une mise en scène : celui qui saute est un danseur professionnel, les amoureux sont des acteurs et d’autres figurants, au fond à droite, répondent aux sculptures de gauche. Fils unique, lui-même père de famille nombreuse, Erwitt aime les enfants, l’un de ses thèmes favoris, de même que la plage, petit théâtre de vie et reflet des sociétés qui la fréquentent. Talentueux photographe de rue et d’architecture, Erwitt est aussi « le photographe des chiens ». Une photo de commande, prise à New York en 1974, reprend la thématique d’un cliché commercial de 1946, sa première photo publiée ! Il s’y place au niveau du regard du chien pour mieux faire apprécier de belles chaussures ! Pour Erwitt, les chiens sont des modèles parfaits : « Ils sont partout. Ils sont habituellement sympathiques. Ils ne se plaignent pas. Et ils ne demandent pas de tirage. » Il photographie souvent des femmes : célébrités, inconnues, de tous âges et de toutes conditions, dans une grande variété de situations. Enfin, il est fasciné par les musées, et surtout par leurs visiteurs…
Seconde partie de l’exposition, Kolor, clin d’œil à George Eastman, fondateur de Kodak, montre 70 clichés couleur, témoignent de la diversité des sujets commerciaux photographiés par Erwitt et affirment son même style inimitable. Erwitt « chroniqueur de l’American Way of Life », « annonceur de la douce France », « la merveilleuse Italie »… Ses publicités mémorables pour l’agence française de promotion du tourisme, associent ses intérêts artistiques aux impératifs commerciaux. 1959, sur la plage à Saint-Tropez, des jeunes femmes se dorent au soleil, dans une composition très équilibrée et dynamique. Le bleu, blanc et rouge des tissus couvrant les lits de plage sur lesquels reposent, côte à côte, ces filles en bikini, évoque le drapeau tricolore et « labellise » la scène ! « Voyageur infatigable », Erwitt parcourt l’Europe et en pleine Guerre froide, visite l’URSS pour les grands magazines illustrés. « Au service du Made in the USA », il répond aux commandes de grandes firmes américaines. Réalisateur de film, photographe de mode, il est un excellent portraitiste de politiques et d’artistes : Warhol, Hitchcock, De Gaulle, Barak Obama, Che Guevara, Fidel Castro… Photo en noir et blanc, prise à Moscou en 1959, du Kitchen Debate opposant Nikita Krouchtchev à Richard Nixon qui visitent l’exposition américaine au parc Sokolniki. Travaillant pour un des exposants, Erwitt se faufile et capture Nixon alors qu’il pointe d’un doigt menaçant la poitrine du secrétaire du parti communiste de l’Union soviétique. Ce cliché emblématique sera utilisé par Nixon sans l’autorisation d’Erwitt dans sa campagne aux présidentielles de 1960. Nixon est battu par JFK. Portrait de Kennedy dans son bureau de la Maison Blanche et photo du cercueil du président assassiné… Plus tôt dans le parcours, le visiteur a vu Jackie endeuillée, saisie en gros plan lors des funérailles. L’exposition se termine sur Erwitt photographe du 7e art. On admire le visage de Marilyn Monroe prise en noir et blanc lors d’un reportage. On voit aussi la star en couleur dans un scène célèbre de Sept Ans de réflexion (1955) et sur une photo de groupe, en 1960, lors du tournage du film Les Désaxés…
Bref, une rétrospective fascinante d’un géant de la photographie dont les images empreintes tant d’humour que d’humanisme offrent une vision captivante du monde au temps de la Guerre froide.
Roland Baumann
Exposition : Elliott Erwitt – Retrospective
Jusqu’au 5 janvier 2025
Tous les jours (fermé mardi) : 10h-18h (vacances scolaires et jours fériés : aussi mardi)
5 Grand Place, 1000 Bruxelles
Pour en savoir plus
https://www.elliotterwitt.com/
https://fr.wikipedia.org/wiki/Elliott_Erwitt
https://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Capa
https://fr.wikipedia.org/wiki/Edward_Steichen
https://fr.wikipedia.org/wiki/Roy_Stryker
https://fr.wikipedia.org/wiki/Farm_Security_Administration
https://en.wikipedia.org/wiki/History_of_Pittsburgh
https://en.wikipedia.org/wiki/Pittsburgh_Photographic_Library
https://www.magnumphotos.com/newsroom/society/elliott-erwitt-pittsburgh/
https://tempora-expo.be/fr/homepage-fr/
https://en.wikipedia.org/wiki/Kitchen_Debate
https://fr.wikipedia.org/wiki/Marilyn_Monroe