Chana Orloff, Spoliation 1943-2023

Sculptrice renommée de l’Art déco, figure emblématique de l’École de Paris, Chana Orloff (1888-1968) était tombée dans l’oubli, en France, comme en Israël. Sa maison-ateliers de Montparnasse nous plonge au cœur de son œuvre. Le musée d’art et d’histoire du judaïsme (MAHJ) accueille L’Enfant Didi, sculpture spoliée en 1943 et restituée récemment aux petits-enfants de Chana.

La Deuxième guerre mondiale casse la carrière de Chana Orloff, artiste française dont la famille vit en Palestine. Après le Stedelijk Museum d’Amsterdam (1939), le Palais  des  Beaux-arts de Bruxelles accueille  l’exposition  « Cent ans de sculptures françaises : 1833 ‐ 1939 », du 27 janvier au 26 mars 1940. Y figurent trois œuvres de Chana : le bronze de L’homme à la pipe (1924), portrait du peintre Widhopff, un Chien afghan (1937) en bois, et une Autruche de bronze. Ces œuvres sont de retour à Paris avant l’invasion allemande.

L’enfant Didi : itinéraire d’une œuvre spoliée de Chana Orloff, 1921-2023 au MAHJ
photo Aurélien Mole @Adagp, Paris, 2024 – dépôt de l’atelier musée Chana Orloff

En juillet 1942, Chana et son fils Élie, surnommé « Didi », fuient Paris et se réfugient en zone libre dont l’occupation par les allemands en novembre les contraint bientôt à passer en Suisse. Survivant d’abord grâce à ses « sculptures de poche », Chana continue de travailler et expose à Genève. À son retour d’exil en mai 1945, elle trouve sa maison-ateliers au 7 bis Villa Seurat totalement pillée et dépose une demande de restitution auprès de la Commission de Récupération Artistique.

Chana Orloff, Mon fils marin (1927), détail place des Droits-de-l’Enfant, proche de Villa Seurat photo RB.

Pascale Samuel, conservatrice de l’art moderne et contemporain au MAHJ, me présente L’Enfant Didi (1921), au premier étage du musée, dans la « Chambre du duc » destinée aux expositions temporaires d’art contemporain au sein du parcours de la collection permanente : « Cette superbe statue, formée de trois pièces en bois et sculptée en taille directe, dialogue avec la photographie prise par Thérèse Bonney dans l’atelier de Chana vers 1924 et qui témoigne de l’amour maternel que vouait l’artiste à son fils unique. À la veille de la rafle du Vél’ d’Hiv’, Chana est informée par Rudier, son fondeur, ou par Jean Paulhan, qu’il va y avoir une énorme rafle de Juifs dans Paris. Chana est très proche de l’écrivain et surtout de sa première épouse, Sala Prusak, juive de Varsovie. Femme prudente, elle fuit Paris avec Didi. ». Pascale m’explique le saccage de la maison-ateliers : « Dans un courrier de mars 1944, un voisin de Villa Seurat, le Dr Gatté, informe le commissariat aux questions juives qu’il aimerait ouvrir son cabinet au 7 bis, vide depuis l’enlèvement de tout le mobilier “par les troupes d’occupation” le 4 mars 43. À Paris, 38.000 appartements juifs sont vidés par la Möbel-Aktion qui trie les biens spoliés pour les envoyer aux familles allemandes victimes des bombardements. Les sculptures de Chana sont probablement l’objet de coulage par des agents de cette “Action Meubles”. Chana est volée parce qu’elle est juive. On vide sa maison-ateliers comme on vide les ateliers de confection des Juifs qui habitent alors ici à l’hôtel de Saint-Aignan. On emporte tout et il y a de la casse parce-qu’il faut faire vite ! ». Reproduite sur les panneaux explicatifs de cette installation, conçue par un arrière-petit-fils de Chana Orloff, une liste manuscrite, annotée par Chana, énumère les sculptures disparues, avec leurs prix, dimensions, etc.

Maison-ateliers Chana Orloff
7 bis Villa Seurat
photo RB

Spoliations – l’actualité rejoint l’histoire

Sur la place des Droits-de-l’Enfant, proche de Villa Seurat, une reproduction de la statue Mon fils marin (1927) représente Didi, dont les enfants. Éric Justman et Ariane Tamir, me reçoivent à la maison-ateliers, lieu d’art et de mémoire incontournable. Ils m’évoquent la vie de légende de Chana, très vite indépendante après l’établissement de sa famille à Petah Tikva, et sa force de caractère. Son frère, Zvi Nishri, l’a soutenue toute sa vie, souligne Ariane qui me montre le buste en bronze de David, fils de Zvi, tué à Jérusalem dans la révolte arabe en 1936 et dont Chana sculpta le portrait. Elle ajoute : « Au kibboutz Be’eri, ma cousine Shoshan Haran avait hérité de sa mère une sculpture en bronze, les Inséparables, dont on peut voir une autre fonte au musée Zadkine. Prise en otage le 7 octobre, puis relâchée, elle a retrouvée sa maison totalement détruite, et, malgré les recherches, on n’a retrouvé aucun fragment de ce bronze doré, probablement emporté à Gaza ! ».

Chana Orloff (1888-1968), Inséparables II, 1955, bronze
Ateliers-musée Chana Orloff, Paris © Chana Orloff, Adagp, Paris 2023

Ariane revient sur le pillage de 1943 et son rebondissement le plus récent : « 147 sculptures ont disparu. Quelques unes ont été détruites sur place et la plupart ont probablement été vendues à Paris où ont été retrouvés deux plâtres : un petit autoportrait et un portrait d’Ida Chagall. Nous venons de découvrir le plâtre d’un nu que la maison de vente Tiroche à Herzliya nous demandait d’authentifier. Cette sculpture, intitulée Femme 39, figure pourtant sur le site Lost Art parmi les œuvres spoliées. On a arrêté la vente publique et je reviens d’aller l’examiner en Israël. Sa propriétaire vit à Londres. Elle a changé plusieurs fois l’histoire de son acquisition, puis, coupé les ponts et n’a pas répondu aux journalistes qui l’ont contactée. Nous avons porté plainte pour vol à la police du 14e arrondissement, mais l’affaire s’annonce compliquée ! Il a fallu 15 ans pour que nous soit restitué L’Enfant Didi. Et en Israël, il n’existe pas de loi sur la restitution des œuvres d’art spoliées. »

Ariane Tamir et Éric Justman devant la Femme au Panier (1960)
Ateliers-musée Chana Orloff
photo RB

Après 1945

La guerre terminée, le style de l’artiste change et porte la marque des malheurs du temps. Elle aspire à « sculpter le néant ». Le Retour (1945) figurant un homme assis, s’inspire de portraits de rescapés des camps que dessine Chana. Elle poursuit son œuvre, entre la France et Israël où elle se rend et travaille régulièrement, y réalisant plusieurs monuments, dont la Maternité Ein Gev (1952), à la mémoire d’une jeune maman de ce kibboutz, morte au combat, ainsi que des projets de monuments, tels la Femme au panier et l’Oiseau blessé. Elle fait aussi le portrait de personnalités du nouvel État, dont David Ben Gourion et Haïm Bialik. Son exposition au musée d’Art de Tel-Aviv (1949) la consacre comme l’une des artistes les plus connues d’Israël. Chana Orloff décède alors qu’elle vient inaugurer une grande rétrospective de son art à Tel-Aviv. Ses funérailles rassemblent, entre-autres, Miriam Eshkol et le maire de Tel-Aviv, ainsi que de nombreux artistes et admirateurs de son oeuvre.

Portraits sculptés par Chana Orloff : en bas à droite David Nishri
Ateliers-musée Chana Orloff
photo RB
Chana Orloff (1888- 1968), Le Retour, 1945, bronze
Ateliers-musée Chana Orloff, Paris © Chana Orloff, Adagp, Paris 2023

Cécilie Champy, jeune directrice de l’atelier-musée Zadkine, se réjouit du succès de l’exposition Chana Orloff dont elle avait découvert l’art oublié au 7 bis Villa Seurat : « Le parcours commence par deux dessins de Modigliani, qui a fait les portraits de Zadkine et de Chana. Le catalogue, premier ouvrage tout public sur Chana Orloff, fait la synthèse des travaux universitaires, et des publications récentes sur son oeuvre. Chana a fait des œuvres très fortes dans l’après-guerre, et beaucoup travaillé pour Israël mais, comme l’écrit Paula Birnbaum, elle était entre deux mondes et on l’a oubliée. En France, on l’a remet à l’honneur depuis la redécouverte de l’Art déco. Notre musée est un des rares ateliers témoin de l’âge d’or de Montparnasse qui n’a pas été détruit ! ». Éric Justman m’annonce un projet d’exposition internationale, en partenariat avec le musée Georg Kolb de Berlin. Ariane ajoute : « Nous étions sur le point d’envoyer des œuvres pour une exposition au musée Pouchkine de Moscou quand a éclaté la guerre en Ukraine ! Chana était très bien représentée dans l’exposition Pionnières, au musée du Luxembourg en 2022, ce qui nous a attiré de nombreux visiteurs ! En Israël, depuis très longtemps, pas d’exposition, mais elle reste présente dans tous les grands musées : à Tel-Aviv, Jérusalem, Haïfa, etc. Elle a fort participé à la création du musée d’art de Tel-Aviv, correspondait avec Dizengoff et l’aidait dans l’acquisition d’oeuvres. Dès 1935, elle est reconnue comme artiste nationale en terre d’Israël et pourtant elle n’est pas devenue citoyenne israélienne. » « Chana est restée française, fière de la nationalité que lui avait accordée un décret signé par Pierre Laval en 1926, une autre ironie de l’histoire ! » conclut Éric.

Roland Baumann

Photographie anonyme, Chana Orloff devant la Maternité Ein Gev, 1952
Tirage gélatino-argentique
Ateliers-musée Chana Orloff, Paris © Chana Orloff, Adagp, Paris 2023 Photo © DR

Retrouvez la première partie de l’article sur Chana Orloff ici : https://old.maisondelaculturejuive.be/art/lart-de-chana-orloff-entre-paris-et-israel-1/

Expositions

L’Enfant Didi : itinéraire d’une œuvre spoliée de Chana Orloff, 1921-2023, jusqu’au 29 septembre 2024
Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme (MAHJ)
Hôtel de Saint-Aignan, 71 rue du Temple, 75003 Paris
Jusqu’au 12 mai 2024 (horaires avec nocturnes) ; Mardi, jeudi, vendredi (11h-18h), Mercredi (11h-21h), Samedi et dimanche (10h-19h)
www.mahj.org

Les ateliers – musée Chana Orloff
7 bis Villa Seurat, 75014 Paris
Visite sur réservation (info@chana-orloff.org)
www.chana-orloff.org

Chana Orloff – Sculpter l’époque. Jusqu’au 31 mars 2024
Musée Zadkine
100 bis rue d’Assas, 75006 Paris
Mardi – dimanche 10h -18h
www.zadkine.paris.fr

Lire le catalogue publié à l’occasion de cette exposition, première monographie récente en français sur l’art de Chana Orloff :
Cécilie Champy-Vinas et Pauline Créteur (dir.), Chana Orloff – Sculpter l’époque, Paris Musées 2023 (diffusion Flammarion)

Pour en savoir plus

https://fr.wikipedia.org/wiki/Musée_d’Art_et_d’Histoire_du_judaïsme

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fonderie_Rudier

https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Paulhan

https://fr.wikipedia.org/wiki/M-Aktion (Möbel-Aktion)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Place_des_Droits-de-l’Enfant

https://fr.wikipedia.org/wiki/Petah_Tikva

https://en.wikipedia.org/wiki/Zvi_Nishri

La Femme 39, spoliée en 1943 et retrouvée en Israël 80 ans après : copie de l’article de Haaretz, 28 décembre 2023

https://www.lootedart.com/news.php?r=WFDFWS611911

Pour voir d’autres œuvres de Chana Orloff vendue à la galerie de ventes Tiroche

https://www.tiroche.co.il/en

https://en.wikipedia.org/wiki/Ein_Gev

https://fr.wikipedia.org/wiki/Haïm_Nahman_Bialik

https://en.wikipedia.org/wiki/Miriam_Eshkol

https://www.museumsportal-berlin.de/fr/musees/georg-kolbe-museum/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Meïr_Dizengoff

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