En ces temps troublés, la littérature offre un refuge où se replonger dans l’oeuvre d’I.B.Singer, écrivain virtuose du monde yiddish traditionnel rythmé par ses prières et ses fêtes, mais aussi ses inéluctables bouleversements causés par les assauts d’une modernité dévorant toujours plus de terrain.
Mais la modernité charrie une force bien plus déstabilisante, plus incontrôlable pour cet ordre ancien que la crainte de la transgression d’un rituel exigeant.
C’est la force du désir, qui attire ou éloigne les êtres, sape les convenances, neutralise la raison.
Hertz Minsker a fui Varsovie pour New York, emmenant Bronia, qui a quitté mari et enfants pour le suivre.
De l’autre côté de l’Atlantique, ils assistent démunis à la disparition de leur monde englouti par le nazisme.
Bronia reste rongée par la culpabilité d’avoir abandonné ses enfants dans la tourmente. Elle n’est cependant pas dupe de l’inconstance de Minsker, qui entretient une liaison avec Minna, la femme de son meilleur ami.
Minsker a lui aussi laissé à Varsovie une fille, fruit d’une précédente union.
Sans nouvelles de sa part, il tente de rentrer en contact avec son âme, par des séances de spiritisme organisées par sa logeuse.
Au cours de ces séances apparaît un étrange fantôme aux formes féminines qui le séduit.
Mais le destin se joue des humains.
De manière inattendue, il fait réapparaître les témoins gênants d’un passé qu’on pensait avoir définitivement enterré, tels de mauvais génies revenant persécuter leurs anciennes proies.
Resurgit l’ex-mari de Minna, bonimenteur reconverti en marchand de faux tableaux. Cachotteries, chassés- croisés, mensonges activent soupçons et jalousie jusqu’à ce qu’un malheureux mouchoir trahisse l’imposture et déclenche la fureur du mari trompé.
Dans un précédent recueil de nouvelles américaines, Singer décrivait déjà la confrontation brutale avec le nouveau monde. Coney Island et ses attractions illuminées offraient une consolation à l’émigré aliéné par la nécessité de survivre dans un univers revendiquant son inculture, ne valorisant que la liberté d’entreprise et la réussite financière.
Ici, l’accession à une reconnaissance sociale et une aisance matérielle ne nourrissent pas les aspirations plus spirituelles. En outre, la perspective de l’âge vient corrompre toute perspective.
Minsker traque dans le corps vieillissant de sa maîtresse les traces de sa propre décrépitude. Il ne peut renoncer à la sensualité vulgaire de Minna qui lui inspire en même temps du dégoût.
Incapable de rédiger l’œuvre dont il avait l’ambition, se perdant dans des spéculations philosophiques stériles, éloignées de toute réalité tangible, Minsker constitue une variation juive d’un homme sans qualités, dépourvu en tout cas de celle indispensable à l’établissement de tout lien profond: le courage moral.
Redoutant l’engagement autant que la rupture, Minsker réalise, au terme de son parcours chaotique, qu’une présence féminine à ses côtés demeure son unique planche de salut.
Singer dresse un portrait sans concessions d’une société juive déracinée, oscillant entre culpabilité, impuissance et rage amère.
Rompant avec tout sentimentalisme, il jette un regard pessimiste sur la vie conjugale réduite à une longue suite d’erreurs, de faux- semblants, de duperies aboutissant à une impasse.
Sous le vernis d’une respectabilité de façade se tient tapie une violence verbale qui jaillit à la moindre confrontation, où les partenaires se lancent au visage insultes et malédictions fleuries.
Comme si l’auteur s’insurgeait contre une médiocrité insupportable rencontrée chez ses contemporains et proclamait que l’argent pouvait tout offrir, sauf une seule chose: l’éducation.
*Note de l’éditeur : Ce roman d’Isaac Bashevis Singer fut publié sous forme de feuilleton entre 1967 et 1968 dans le quotidien Forverts. Il sera publié sous sa forme actuel en 2020.